Chaque fois
qu’il parle du roman, Stendhal adopte une définition constante de 1827 à
1840 : « le roman miroir », « le roman comme un miroir que
l’on promène le long d’un chemin ».
La métaphore du miroir
La métaphore
est au cœur du roman Le Rouge et le Noir. Elle y paraît trois fois.
1- Épigraphe
du chapitre 1.13
« Un
roman c’est un miroir qu’on promène le long d’un chemin ».
L’épigraphe
est attribuée à Saint-Réal, mais épigraphe apocryphe que Stendhal invente pour
les besoins de la cause. Pourquoi diable aller chercher Saint-Réal ? Une
idée traverse l’esprit ; Saint-Réal / Saint-réel – placer le roman sous
le signe du réel. Cela constitue une lecture possible.
Reste que Saint-Réal est un historien du XVIIe : « Faire
d’un historien le porte-parole, porte-voix de la définition du roman, c’est
aussi un geste signifiant. Le romancier adopte comme figure de projection, non
pas le fabuliste, non pas le dramaturge ou le romancier justement, mais un
historien. Je me fais historien du présent. »
2- 2.19
Il s’agit de la version la plus étoffée.
Le lecteur assiste alors à une discussion entre l’auteur et son éditeur :
« Et
monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il
reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route.
Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être
immoral ? Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir ?
Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier et plus encore
l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se
former. »
Avec cette
métaphore du miroir, on dérive immédiatement vers la question politique. De ce qui est représenté, on passe
sur le champ à l’ « inspecteur des routes » qui laisse l’eau croupir,
au responsable de la situation, à l’état politique qui crée cette situation.
3- Épisode
de la note secrète 2.22
L’éditeur du roman répond à l’auteur qui lui explique vouloir ne pas parler de
politique dans son ouvrage.
« Si
vos personnages ne parlent pas politique, ce ne sont plus des français de 1830
et votre livre n’est plus un miroir comme vous en avez la prétention. »
(...)
L’ambition sociologique du Rouge
et le Noir
Qu’implique l’esthétique du miroir ?
La métaphore
du miroir a été étudiée par Georges Blin dans Stendhal et les problèmes du
roman (1959) et ce dernier a contribué à établir la notion
d’"esthétique du miroir".
Cette esthétique du miroir dont on peut parler pour le roman stendhalien
implique deux choses essentielles.
1er élément - La définition du roman comme
chronique
Reprenons
les sous-titres choisis par Stendhal pour ses romans.
Le Rouge et le Noir se voit adjoindre un double sous-titre : Chronique
de 1830, Chronique du XIXe siècle.
On peut du reste s’interroger sur la raison d’être de ce double sous-titre qui
dit la même chose. Qu’est-ce que 1830 au regard du XIXe ?
Une chose certaine, montrer le monde contemporain, les mœurs du temps, les
mœurs de 1830, pour Stendhal, c’est « en faire la chronique ».
Pour Armance, 1827, le sous-titre est : Quelques scènes d’un
salon de Paris en 1827. C’est une manière de dater et de localiser le
roman.
Pour Lucien Leuwen, on aura Chroniques des premières années de la
Monarchie de Juillet et pour Lamiel, Chronique du tournant de
1840. Notons également qu’un des titres envisagés pour ce roman était Les
français du King Philippe.
Toutes les définitions du roman élaborées par Stendhal vont dans ce sens. On en
voudra pour preuve, pour ne prendre qu’un exemple, la première préface à Lucien
Leuwen, dans laquelle Stendhal donne pour but au roman de « peindre
les habitudes de la société actuelle ».
Il est sur
ce sujet un texte important, malheureusement pas donné dans les éditions
scolaires, le projet d’article sur Le Rouge et le Noir proposé par
Stendhal à un ami italien qui lui avait fait demande d’un canevas. On sait
en effet que Stendhal était adepte du "On n’est jamais si bien servi que
par soi-même" en la matière. Dans ce projet d’un article qui ne verra du
reste jamais le jour, Stendhal commente donc Le Rouge et le Noir ;
ce regard porté par le romancier sur son propre roman est de première
importance.
Stendhal y commence par une longue partie d’analyse sociologique de la
France en 1829 ; tel est ce qu’il faut selon Stendhal pour rentrer dans Le
Rouge et le Noir. Son propos a été de faire « le portrait de la
société de 1829 » selon la formule de Stendhal lui-même. Il entend
peindre les mœurs nouvelles « que le gouvernement de Louis XVIII et de
Charles X [9] a donné à la France » ; « Ces mœurs si
peu aimables », continue-t-il plus loin, « cette France grave,
morose, que nous on léguée les Jésuites, la Congrégation et le gouvernement des
Bourbons, de 1814 à 1830 ». Voilà ce qui fait l’essentiel de la
Restauration aux yeux de Stendhal.
2ème élément – L’idée de neutralité
La deuxième
notion impliquée par l’esthétique du miroir est l’idée d’impartialité, de
neutralité du roman et du romancier. Stendhal insiste sur ce point à plusieurs
reprises ; il dit en substance qu’un miroir n’a pas de parti, il ne
fait que refléter ce qu’il a devant lui. Il reflète sans choisir, sans tri
sélectif.
Là est le risque de dépolitisation du roman, préparé par Stendhal
lui-même. L’esthétique du miroir est pensée comme un objectivisme qui donnerait
au romancier un rôle passif, celui qui enregistre sans interpréter. Dans
l’Avant-Propos d’Armance, on trouve cette formule de Stendhal :
« De quel parti est un miroir ? » ; d’aucun, donc. Le
miroir reflète de façon neutre ce qu’il a sous les yeux.
Pour Xavier Bourdenet, il est essentiel de nuancer.
Une neutralité à nuancer
Il s’agit de
fortement nuancer l’idée de l’ambition enregistreuse du miroir, l’idée d’une
ambition de neutralité qui fonderait l’ambition sociologique du roman.
La matière du Rouge et Noir
En gardant
cela à l’esprit pour l’appliquer au Rouge et Noir, il est intéressant de
se reporter à l’entrée des matières. Cette dernière traduit en
effet la visée sociologique du roman. Reconstituer la logique des titres
nous permet de comprendre ce que sont pour le romancier lui-même les matières
du Rouge et le Noir, le matériau du Rouge. Cela constitue une
entrée dans le roman pertinente et certainement efficace avec les élèves.
« Le
Rouge et le Noir » - Table des matières
- Un projet sociologique, une
nouveauté
Si l’on prend en considération les titres du début,
« Une petit ville », « Un maire »,
« Le bien des pauvres », « Un père et un fils »,
« Négociation », « L’ennui », « Des affinités électives »,
« Petits événements », « Les plaisirs de la campagne »,
« Façon d’agir en 1830 », « Chagrin des grandes places »,
« Une capitale », « Le séminaire », « Le monde »
fonde en 1830 la nouveauté du Rouge et le Noir
le projet sociologique qui sous-tend le roman.
Stendhal a fait le choix de titres brefs, nominaux, qui posent un ensemble
de réalités, de motifs : une petite ville, un maire, un père et un
fils. Cela correspond à un projet cognitif nouveau ; le roman semble
progresser par petites vignettes pour rendre compte de la France contemporaine.
Le roman se donne à lire, au moins en son début, comme une série de scènes de
genre : un père et un fils, une soirée à la campagne.
- Une typologie à petites touches
Par petites touches, les titres suggèrent comme une typologie
analytique de la France de 1830.
Les titres ont une forte valeur de typisation. Si on regarde les
titres concernant les personnages de la fiction, il apparaît qu’ils sont
systématiquement anonymisés. Les personnages sont ainsi ramenés à un type,
à la fonction qui les identifie : Un maire / Monsieur de Rénal, Le
premier adjoint / Monsieur Valenod, Chagrin d’un fonctionnaire /
M. de Rénal. Un roi à Verrières – sans que jamais, ni dans le titre
ni dans le chapitre, le roi soit identifié. La classe générique s’impose
et l’individualité des personnages s’abolit.
De la même manière, on a Un père et un fils, là où l’on pourrait
avoir Sorel, père et fils, ou encore Un ambitieux pour Julien, Une
grande dame dévote pour la Marquise de la Mole, Un homme puissant,
l’abbé de Besançon.
- L’onomastique fictionnelle des personnages est gommée par la table des
matières ; l’anonymat vise à établir des types plus que des
individualités.
- Une socialité peu réjouissante
À cette peinture à petites touches, s’ajoute une socialité très prégnante
et peu réjouissante. Les titres laissent transparaître un univers de
pouvoir fait de rapports de force. Ils traduisent la pesanteur d’un
système social et familial fortement hiérarchisé.
Au fil des titres, on croise un premier adjoint, un roi, un maire, désigné
comme étant un fonctionnaire ; se donne à voir une socialité où un
fils dépend de son père. La communication avec autrui se fait sur le mode
d’une relation hiérarchisée Dialogue avec un maître (1-21), d’un
rapport de force qui confine à la violence Lettres anonymes
(1-20) ; le réel fait l’objet d’Une négociation.
Tel est l’univers posé dans la première partie.
La deuxième partie du roman ne fait que confirmer des rapports
interpersonnels sur le mode de perpétuels rapports de force en posant L’empire
d’une jeune fille (2-11) qui enjoint à Un tigre (2.32) de Lui
faire peur (2.31) en supposant Un complot (2.13) [Et Est-ce
un complot ? (2.15)] ; un monde où la faiblesse est un
enfer, L’enfer de la faiblesse (2.33), un monde où Un homme
puissant (2.38) est placé Au cœur de l’intrigue (2.39).
La socialité est marquée au coin de la violence et d’une constante hiérarchisation
des rapports interpersonnels.
Cette question de la hiérarchisation est modulée dans la deuxième partie
(Cf. les titres de la deuxième partie) par la thématique de la distinction
qui prend tout son sens dans ce système au sein duquel se pose une
question : Quelle est la décoration qui distingue ?
(2.8). C’est un univers où compte La manière de prononcer (2.6), où
l’on va trouver – et c’est un devoir- sa loge Aux bouffes
(2.30) ; on y croise Deux grandes dames (2.5) qui aident à
envisager Les plus belles places de l’église (2.27).
Pour quelle neutralité ?
- "Façon d’agir en
1830"
En deux pages et 75 titres se déploie une socialité parfaitement datée et
circonstanciée qui rend compte des Façon(s) d’agir en 1830 (1.22).
Ce monde de 1830 se caractérise par une structure sociale étouffante,
visiblement bloquée, qui laisse peu de place à l’individu. On doit
occuper une place, on peut y être maire, premier adjoint,
fonctionnaire ; mais pour un individu en propre, c’est plus
difficile.
On oscille, dans le roman stendhalien, entre description
« réaliste » - soit pour être exact la manière dont Stendhal
voit la société de 1830, une vision singulièrement noire – ET clichés
romanesques qui ont la vie dure. Nous renvoyons pour exemple au titre
du chapitre 2.35 : Un orage.
- Un romanesque historicisé
À consulter la table des titres, il est évident que le malheur, la
souffrance, les orages sont un matériau romanesque, depuis
longtemps ; plus que le bonheur sans tâche. Dans cette table des
matières se joue un glissement entre prise en charge de l’histoire et
du contemporain et un romanesque qui réactive des topoi très
anciens. L’effet de conjonction des deux induit que le romanesque
traditionnel se trouve, dans ce contexte-là, parfaitement historicisé.
Travailler sur la table des titres permet ainsi d’entrer dans la
nouveauté du Rouge et le Noir, la teneur sociologique du roman,
ce sur quoi Stendhal insiste dans son canevas d’article.
- La politique, fatalité du
siècle
Mais le miroir n’est pas aussi neutre que Stendhal veut bien le dire.
La raison tient au projet de la peinture du monde contemporain de 1830.
Stendhal ne cesse de répéter que la politique est devenue une donnée
prioritaire des habitudes morales de 1830. On ne peut échapper à la
politique ; le roman non plus donc. Telle est l’idée récurrente, basse
continue de l’œuvre de Stendhal, la politique est la plaie moderne qui
affecte tous les sujets. C’est le sens-même du chapitre 2.1 qui ouvre
la deuxième partie Les Plaisirs de campagne. Il montre qu’il est
devenu impossible d’échapper à la politique, nouvelle fatalité du monde
moderne, fatalité du siècle. Dans ce chapitre, Julien prend une
malle-poste pour se rendre à Paris et il y surprend la conversation de
deux amis. L’un deux, Saint-Giraud, explique qu’il a voulu se retirer à la
campagne, pour raisons politiques, pour échapper à la politique, aux
tracasseries. Et il se voit obligé de fuir la campagne pour des raisons
politiques : il a refusé sa voix à un candidat qu’il sait malhonnête
et incompétent. Et depuis, sa vie est devenue un enfer.
« Je ne voulais de ma vie entendre parler de
politique. Et la politique me chasse. »
La politique est pour Stendhal la nouvelle fatalité
moderne, donc. Notons dans l’explication de Saint-Giraud la référence faite à
la tragédie, précisément à la Phèdre de Racine : « Mon mal
vient de plus loin ». Historiquement et littérairement, la campagne est le
lieu de l’otium où l’on se retire pour être à soi, coupé du negotium.
Or, la campagne - celle du Rouge et le Noir à tout le moins - est
devenue l’exact contraire ; elle est aussi marquée que la ville par la
politique. Cela justifie la conclusion du chapitre ; il n’y a plus de
lieu qui serait un hors lieu du politique.
De même, dans la première partie du Rouge, Vergy - le jardin de Vergy -
participe de la campagne, mais c’est aussi l’espace de monsieur le maire, un
espace que ce dernier s’approprie et fait construire en chassant les petites
paysannes qui passent à coup de pierre.
Le romancier déplore le fait mais ne peut l’éviter. Rappelons ici ce propos de
l’éditeur évoqué précédemment : « Mais si vos personnages ne parlent
pas politique, ce ne sont plus des français de 1830. » (à suivre)
extrait d'un article publié sur le site de l'académie de Versailles: https://lettres.ac-versailles.fr/spip.php?article1537