A partir de l'étude de la scène 5 de l'acte III et de sa dernière partie:
Le valet des comédies du XVIIIème siècle
ne répond plus au stéréotype du valet fourbe et fripon de la Commedia
dell’arte. Le portrait dévalorisant que dresse Almaviva de Figaro ne lui
correpond pas, de sorte que le blâme se retourne contre lui : si quelqu’un dans
cette comédie est « louche » , de « réputation détestable »,
c’est davantage le Comte que Figaro. Ce dernier ne répond plus au
stéréotype du valet de comédie (« de l’intrigue et de l’argent, te voilà
dans ta sphère », lui disait Suzanne, I, 1) : il ne « marche(r) »
plus « à la fortune » , et ne cherche plus à s’ « avancer » , et
n’a rien de « médiocre et rampant » .
Il a appris à répondre, à se défendre, à
revendiquer son droit à l’honneur et au bonheur. Or, Almaviva et la noblesse
qu’il représente semblent ne pas s’en rendre compte (« une réputation
détestable »). C’est pourquoi, à partir de la réplique : « Y a-t-il
beaucoup de seigneurs qui puissent en dire autant ? », le public
assiste-t-il à un renversement des rôles : Figaro attaque indirectement le
Comte (son rival auprès de Suzanne, sa fiancée) à travers cette généralisation
qui met toute la noblesse en question : la caricature des intrigants qui suit
débouche sur une critique des courtisans dans la tirade finale. Habilement
Figaro opère un glissement dans une critique qui vise au premier chef, le Comte
et ses « licences », bien entendu, mais avec lui tous les hommes
d’intrigue : il passe donc des arrivistes aux intrigants de cour qui peuvent
vivre sans travailler, c’est-à-dire, les courtisans, les aristocrates. Cette
critique de l’inutilité de la classe privilégiée («paraître profond quand on
est, comme on dit, que vide et creux ») prend toute sa dimension
contestataire au siècle où les philosophes des Lumières revendiquent une
morale sociale où chacun participe à l’intérêt collectif. Louis XVI qui a
interdit Le Mariage de Figaro et embastillé Beaumarchais ne s’y est pas
trompé, de même que le Comte qui, trouvant sans doute que Figaro va trop loin
dans l’amalgame qu’il fait entre les arrivistes et les politiques (« voilà
toute la politique, ou je meure ! ») le rappelle à l’ordre : « Eh !
c’est l’intrigue que tu définis ! » , mais Figaro persiste et signe : «
La politique, l’intrigue, volontiers ; mais comme je les crois un peu
germaines, en fasse qui voudra ! » .
On doit à Beaumarchais l’invention d’un personnage devenu par la force même de son existence dramatique
(la forme même de la trilogie implique un retour du personnages en même
temps que son évolution, et donc un rapport problématique à l’idée
d’identité, affrontée à l’écoulement temporel) un
mythe littéraire, accédant au même titre que les grands héros tragiques
à une individualité généralement bannie d’un genre comique jouant plus
volontiers sur les archétypes. Un tel personnage est une date, parce
qu’il représente non seulement un individu mais une époque toute
entière, un classe, le Tiers-Etat : «
Comment voulez-vous ? la foule est là : chacun veut courir, on se
presse, on pousse, on coudoie, on renverse, arrive qui peut ; le reste
est écrasé ».
Il
incarne la plus brillante incarnation du valet qui aspire à devenir
maître à son tour et résume bien la complexité et la richesse du
personnage de Figaro, et au-delà, de la notion même de personnage pour
Beaumarchais. Il ressortit bien, comme tout personnage comique, à un « type »
mais il le dépasse et la complexifie, le porte à un degré
d’individualisation qui lui confère une existence autonome.
Parallèlement, loin de demeurer confiné dans un imaginaire purement
littéraire et intertextuel, il s’enrichit des échos qui s’établissent
entre l’œuvre et les conditions (historiques, idéologiques) de sa
production et de sa réception. Représentatif des bouleversements de son
temps, porte-parole des « Lumières », il incarne l’esprit de contestation, l’esprit frondeur français et annonce les combats pour les droits de l’homme : « Liberté, égalité, fraternité ».
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