dimanche 26 avril 2020

réponse à la question 1: Alcools, seulement une une autobiographie poétique?


 Réponse sous la forme d'un plan de dissertation qu'il faut travailler en relisant les textes cités pour produire à l'oral une réponse argumentée.

Chacun de mes poèmes est la commémoration d’un événement de ma vie ». Peut-on, selon vous, lire le recueil Alcools comme une autobiographie poétique ?
Analyser le sujet
a. Étude de la citation
L’affirmation d’Apollinaire est ici sans appel. On note l’absence de modalisateur, et l’affirmation avec le choix du verbe « être » et le terme « Chacun de mes poèmes ». La matière personnelle est donc une évidence, puisqu’ils évoquent tous un « événement » de sa vie, terme intéressant par les différents sens qu’il recouvre. Il peut s’agir tout aussi bien d’un fait marquant, important à la fois personnellement et collectivement, que d’un fait exceptionnel ou encore d’une simple chose qui se produit. Enfin, on s’interroge sur le sens du mot « commémoration ». Là encore, plusieurs interprétations sont possibles : l’étymologie évoque la réminiscence, mais les connotations appellent la notion d’hommage rendu à un événement marquant, voire une nuance religieuse, présente dans des expressions comme la « commémoration des morts », prière de la liturgie catholique.

b. Étude de la question
La question résume le propos d’Apollinaire dans l’expression « autobiographie poétique ». On revient avec les élèves sur la définition de l’autobiographie, en reprenant par exemple celle de Philippe Lejeune : « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité ». Si l’adjectif « poétique » annonce d’emblée une autobiographie particulière, on s’interroge sur les autres éléments de la définition : peut-on dire qu’Alcools est un récit « rétrospectif » ? Le poète met-il l’accent sur « l’histoire de sa personnalité » ? Enfin, on fait le lien entre la citation proposée et la question donnée : peut-on dire que commémorer les faits marquants d’une vie, c’est la même chose que raconter l’histoire de sa personnalité ?

Réflexion sur le type de plan
Les analyses précédentes ont fait émerger les limites possibles à cette conception du recueil comme « autobiographie poétique ».
Par ailleurs, le sujet est une question fermée, qui appelle un plan dialectique, que le « selon vous » rend plus pertinent encore. Il va falloir tenter de valider cette thèse, à l’aide de la citation initiale qui ramène la poésie d’Apollinaire à une matière personnelle, puis en tester les limites, à l’aide de la confrontation à la définition exacte de l’autobiographie. Enfin, la synthèse  permettra de dépasser ces deux postures pour résoudre le problème proposé.
Proposition de plan de dissertation
I.              Alcools, ou la « commémoration » d’une vie.

A. Le poème comme narration des événements essentiels d’une vie.

« Zone », poème liminaire du recueil, correspond presque exactement à l’affirmation d’Apollinaire. Il est agencé de manière chronologique, puisqu’après une ouverture sur la vie présente du poète dans Paris, la seconde strophe revient sur la petite enfance : « tu n’es encore qu’un petit enfant ». Apollinaire dresse la liste des villes dans lesquelles il a vécu (« Paris », « le bord de la Méditerranée », « Rome », « Amsterdam », etc.), et, après ce travail effectivement « rétrospectif», clôt le poème sur le présent avec le retour à « Auteuil », dernière ville habitée. Par ailleurs, de nombreuses dédicaces font référence à des amis, éditeurs, poètes, chers à Apollinaire : Paul Léautaud, Jean Sève, Picasso, ou encore André Salmon dont le nom figure dans le titre d’un poème, « Poème lu au mariage d’André Salmon », daté en exergue du « 13 juillet 1909 », date exacte de ce mariage.
Enfin, les références biographiques sont nombreuses aussi, tel le poème « À la Santé », qui raconte l’expérience douloureuse de la prison (où Apollinaire, soupçonné d’avoir volé la Joconde et impliqué dans une affaire de recel de statuettes volées au Louvre, a passé une semaine).

B. Alcools est également un recueil fondé sur les amours perdues du poète.

La dédicace de « Crépuscule » inscrit le nom de « Mademoiselle Marie Laurencin » dans le recueil, et le prénom « Annie » est le titre d’un poème qui évoque le départ d’Annie Playden pour les Amériques. La matière amoureuse est donc essentielle, et elle se fonde sur des événements réels : la rupture du « Pont Mirabeau », le
voyage à Londres de Guillaume Apollinaire qui tente de reconquérir Annie, évoqué dans « La Chanson du Mal-aimé » et dans « L’Émigrant de Landor Road » – dont le titre mentionne le nom de la rue où vivait Annie Playden. Cette dernière figure également en creux dans tous les poèmes des « Rhénanes », inspirés par son voyage en Allemagne, où il l’a rencontrée.

C. Enfin, Alcools est un recueil du souvenir.

Le lexique de la réminiscence est très souvent présent dans les poèmes du recueil. On peut par exemple relire « Le Voyageur », où se trouve, comme un refrain, le vers « Je m’en souviens je m’en souviens encore », et l’interrogative « Te souviens-tu », ou « L’Adieu » (« Et souviens-toi que je t’attends »). Le poème « J’ai eu le courage de regarder en arrière » dit également l’importance des souvenirs : « J’ai eu le courage de regarder en arrière / les cadavres de mes jours ». La métaphore est frappante, et dit le caractère mortifère du souvenir, auquel pourtant l’écriture poétique vise à donner une forme d’immortalité. « Passons passons puisque tout passe / Je me retournerai souvent », écrit le poète dans « Cors de chasse ».

II.            L’écriture poétique : observer sa personnalité ou construire une personnalité?

A.   La difficulté du « je ».

 Le premier obstacle pour définir Alcools comme une « autobiographie poétique » réside dans cette complexité de la première personne. Si le poème « Zone » a tout d’une tentative poétique de dire sa vie, il est cependant curieux de voir qu’il est écrit principalement à la deuxième personne, le poète s’adressant à lui-même, comme en un dédoublement de sa personnalité, celui qu’il a été et celui qu’il est. Au « je » de la première strophe s’oppose le « tu » des suivantes, jusqu’à la fin de ce long poème. Mais la première personne est d’autant plus trouble qu’elle est parfois prise en charge par d’autres personnes que Guillaume Apollinaire. Il peut s’agir de « L’Émigrant de Landor Road », qui annonce « Mon bateau partira demain pour l’Amérique / Et je ne reviendrai jamais », paroles correspondant davantage en réalité à celles qu’aurait pu prononcer Annie Playden, ou du « cuisinier » de « La blanche neige », qui se lamente : « Tombe et que n’ai-je / Ma bien-aimée entre mes bras », alors que c’est le poète qui, cette fois, pourrait prendre en charge ce discours.

B.   La construction de soi par la contribution des autres.

Cet éclatement du « je » pris en charge par d’autres énonciateurs et rendu ambigu par l’absence de toute ponctuation qui délimiterait les discours directs, ajouté aux énallages nombreuses de la deuxième personne, est explicité par des vers de « Cortège ». « Tous ceux qui survenaient et n’étaient pas moi-même / Amenaient un à un les morceaux de moi-même », explique le poète dans ce poème, qui peut faire figure d’art poétique. La construction de la personnalité et, plus largement, de l’identité, se fait par tâtonnements successifs.
Le poète se construit à travers les autres, soit autres réels, soit lui-même pris à distance, comme étant autre également. Alcools rassemble les amis, les amours, les membres de la famille d’Apollinaire, les convoquant pour permettre d’élucider le mystère du « je ».

C.   Vers un « je » lyrique, universel.

Le poète, construit par les figures autres qui gravitent autour de lui, devient alors non plus un être réel, mais un être poétique et lyrique. Le poème « Vendémiaire » le montre réceptacle de toutes les « voix » des villes de France, avec lesquelles il converse et qu’il recueille, justement : « j’entendis la prière qui joignait la limpidité de ces rivières ». L’écriture poétique est une aventure, une expérience ontologique et poétique : Guillaume Apollinaire devient, dans les derniers vers du recueil, « le gosier de Paris », celui qui a bu les « Mondes qui vous rassemblez et qui nous ressemblez ».

III. Un recueil commémoratif, davantage tourné vers les autres et le monde que vers soi-même

A.   Un hommage aux être chers.

Alors que l’autobiographie peut parfois apparaître narcissique, dans le mouvement autocentré de soi-même à soi qu’elle crée, le recueil Alcools est plus une commémoration des autres qu’une commémoration du « je ». Par exemple, le « Poème lu au mariage d’André Salmon », qui commémore une amitié de longue date avec beaucoup d’émotion : « Et je dis toutes ces choses / Souvenir et Avenir parce que mon ami André Salmon se marie ». On le voit, l’écriture du souvenir se lie précisément à celle de l’« Avenir », dans un mouvement plus fécond que la simple autobiographie.
De la même manière, les réminiscences de Marie Laurencin et d’Annie Playden ne sont pas forcément désespérées et stériles. La dédicace de « La Chanson du Mal-Aimé », par le symbole du phénix, considère l’amour comme un cycle fécond de mort et de renaissance.

B.   Du récit de soi-même au récit du monde.

Certes, le recueil reprend les événements constitutifs de la vie d’Apollinaire, mais ne raconte-t-il pas bien davantage l’histoire de notre monde ? Les références constantes aux mythologies nordiques, allemandes, égyptiennes ou gréco-romaines, l’importance donnée à l’Ancien et au Nouveau Testament, les réminiscences littéraires (Orphée, Ophélie...), la place faite à l’histoire également, ancienne (« Thomas de Quincey » dans « Cors de chasse » ou « Galilée » dans « La maison des morts ») ou moderne (l’assassinat des rois d’Italie et d’Espagne évoqués dans « Vendémiaires » ou la création de « Port-Aviation » dans « Zone »)... C’est la commémoration des événements de nos vies, de notre monde, qui est finalement au fondement d’Alcools, dans ce syncrétisme universel.

C.   De la narration à la création.

Si l’autobiographie raconte, narre, explique, justifie, l’autobiographie ne crée pas. Elle fixe, peut être, ou nuance. À l’inverse, toute la richesse d’Alcools se trouve dans la création poétique. En effet, l’identité du poète se construit au fil des poèmes, mais elle ne s’exprime dans toute sa force qu’en tant qu’il est celui qui crée. Le poète, conformément à l’étymologie grecque du mot « poésie », travaille la langue et les mots comme l’artisan travaille la matière pour construire un monde neuf. « Vendémiaire» s’achève ainsi sur le travail titanesque de création du monde qu’il reste à faire : « Je vous ai bus et ne fus pas désaltéré », dit le poète aux « Mondes qui vous rassemblez », en concluant sur la liberté infinie de l’écriture : « Et je boirai encore s’il me plaît l’univers ».
À l’image de la tour de Babel évoquée dans « Cortège », le recueil est une tour élevée en hommage aux hommes et au monde, création inédite et inouïe qui trouve son terreau dans la vie et dans l’histoire, individuelle et collective.

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