Réponse sous la forme d'un plan de dissertation qu'il faut travailler en relisant les textes cités pour produire à l'oral une réponse argumentée.
Chacun
de mes poèmes est la commémoration d’un événement de ma vie ».
Peut-on, selon vous, lire le recueil Alcools comme une autobiographie poétique
?
Analyser
le sujet
a.
Étude de la citation
L’affirmation
d’Apollinaire est ici sans appel. On note l’absence de modalisateur, et
l’affirmation avec le choix du verbe « être » et le terme « Chacun de mes
poèmes ». La matière personnelle est donc une évidence, puisqu’ils évoquent
tous un « événement » de sa vie, terme intéressant par les différents
sens qu’il recouvre. Il peut s’agir tout aussi bien d’un fait marquant,
important à la fois personnellement et collectivement, que d’un fait exceptionnel
ou encore d’une simple chose qui se produit. Enfin, on s’interroge sur le sens
du mot « commémoration ». Là encore, plusieurs interprétations sont
possibles : l’étymologie évoque la réminiscence, mais les connotations appellent
la notion d’hommage rendu à un événement marquant, voire une nuance religieuse,
présente dans des expressions comme la « commémoration des morts »,
prière de la liturgie catholique.
b.
Étude de la question
La question résume le
propos d’Apollinaire dans l’expression « autobiographie poétique ». On revient
avec les élèves sur la définition de l’autobiographie, en reprenant par exemple
celle de Philippe Lejeune : « récit rétrospectif en prose qu’une personne
réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie
individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité ». Si
l’adjectif « poétique » annonce d’emblée une autobiographie particulière, on
s’interroge sur les autres éléments de la définition : peut-on dire qu’Alcools
est un récit « rétrospectif » ? Le poète met-il l’accent sur « l’histoire
de sa personnalité » ? Enfin, on fait le lien entre la citation proposée et
la question donnée : peut-on dire que commémorer les faits marquants d’une
vie, c’est la même chose que raconter l’histoire de sa personnalité ?
Réflexion
sur le type de plan
Les analyses précédentes
ont fait émerger les limites possibles à cette conception du recueil comme « autobiographie
poétique ».
Par ailleurs, le sujet
est une question fermée, qui appelle un plan dialectique, que le « selon vous »
rend plus pertinent encore. Il va falloir tenter de valider cette thèse, à
l’aide de la citation initiale qui ramène la poésie d’Apollinaire à une matière
personnelle, puis en tester les limites, à l’aide de la confrontation à la
définition exacte de l’autobiographie. Enfin, la synthèse permettra de dépasser ces deux postures pour
résoudre le problème proposé.
Proposition
de plan de dissertation
I.
Alcools, ou la
« commémoration » d’une vie.
A. Le poème comme
narration des événements essentiels d’une vie.
« Zone », poème
liminaire du recueil, correspond presque exactement à l’affirmation
d’Apollinaire. Il est agencé de manière chronologique, puisqu’après une
ouverture sur la vie présente du poète dans Paris, la seconde strophe
revient sur la petite enfance : « tu n’es encore qu’un petit enfant ».
Apollinaire dresse la liste des villes dans lesquelles il a vécu (« Paris
», « le bord de la Méditerranée », « Rome », « Amsterdam
», etc.), et, après ce travail effectivement « rétrospectif», clôt le poème
sur le présent avec le retour à « Auteuil », dernière ville
habitée. Par ailleurs, de nombreuses dédicaces font référence à des
amis, éditeurs, poètes, chers à Apollinaire : Paul Léautaud, Jean Sève,
Picasso, ou encore André Salmon dont le nom figure dans le titre d’un
poème, « Poème lu au mariage d’André Salmon », daté en exergue du « 13
juillet 1909 », date exacte de ce mariage.
Enfin, les références
biographiques sont nombreuses aussi, tel le poème « À la Santé », qui raconte
l’expérience douloureuse de la prison (où Apollinaire, soupçonné d’avoir volé
la Joconde et impliqué dans une affaire de recel de statuettes volées au
Louvre, a passé une semaine).
B. Alcools est
également un recueil fondé sur les amours perdues du poète.
La dédicace de «
Crépuscule » inscrit le nom de « Mademoiselle Marie Laurencin » dans le
recueil, et le prénom « Annie » est le titre d’un poème qui évoque le
départ d’Annie Playden pour les Amériques. La matière amoureuse est donc
essentielle, et elle se fonde sur des événements réels : la rupture du «
Pont Mirabeau », le
voyage à Londres de Guillaume
Apollinaire qui tente de reconquérir Annie, évoqué dans « La Chanson du
Mal-aimé » et dans « L’Émigrant de Landor Road » – dont le titre mentionne le
nom de la rue où vivait Annie Playden. Cette dernière figure également en creux
dans tous les poèmes des « Rhénanes », inspirés par son voyage en Allemagne, où
il l’a rencontrée.
C. Enfin, Alcools
est un recueil du souvenir.
Le lexique de la
réminiscence est très souvent présent dans les poèmes du recueil. On peut par
exemple relire « Le Voyageur », où se trouve, comme un refrain, le vers « Je
m’en souviens je m’en souviens encore », et l’interrogative « Te
souviens-tu », ou « L’Adieu » (« Et souviens-toi que je t’attends
»). Le poème « J’ai eu le courage de regarder en arrière » dit également
l’importance des souvenirs : « J’ai eu le courage de regarder en
arrière / les cadavres de mes jours ». La métaphore est frappante, et dit
le caractère mortifère du souvenir, auquel pourtant l’écriture poétique vise à
donner une forme d’immortalité. « Passons passons puisque tout passe
/ Je me retournerai souvent », écrit le poète dans « Cors de chasse ».
II.
L’écriture poétique : observer sa
personnalité ou construire une personnalité?
A.
La difficulté du « je ».
Le
premier obstacle pour définir Alcools comme une « autobiographie
poétique » réside dans cette complexité de la première personne. Si le poème «
Zone » a tout d’une tentative poétique de dire sa vie, il est cependant curieux
de voir qu’il est écrit principalement à la deuxième personne, le poète s’adressant
à lui-même, comme en un dédoublement de sa personnalité, celui qu’il a été et
celui qu’il est. Au « je » de la première strophe s’oppose le « tu »
des suivantes, jusqu’à la fin de ce long poème. Mais la première personne est
d’autant plus trouble qu’elle est parfois prise en charge par d’autres
personnes que Guillaume Apollinaire. Il peut s’agir de « L’Émigrant de Landor
Road », qui annonce « Mon bateau partira demain pour l’Amérique / Et je ne
reviendrai jamais », paroles correspondant davantage en réalité à
celles qu’aurait pu prononcer Annie Playden, ou du « cuisinier » de « La
blanche neige », qui se lamente : « Tombe et que n’ai-je / Ma bien-aimée
entre mes bras », alors que c’est le poète qui, cette fois, pourrait
prendre en charge ce discours.
B.
La construction de soi par la contribution
des autres.
Cet éclatement du « je »
pris en charge par d’autres énonciateurs et rendu ambigu par l’absence de toute
ponctuation qui délimiterait les discours directs, ajouté aux énallages
nombreuses de la deuxième personne, est explicité par des vers de « Cortège ».
« Tous ceux qui survenaient et n’étaient pas moi-même / Amenaient un à un les
morceaux de moi-même », explique le poète dans ce poème, qui peut
faire figure d’art poétique. La construction de la personnalité et, plus
largement, de l’identité, se fait par tâtonnements successifs.
Le poète se construit à
travers les autres, soit autres réels, soit lui-même pris à distance, comme
étant autre également. Alcools rassemble les amis, les amours, les
membres de la famille d’Apollinaire, les convoquant pour permettre d’élucider
le mystère du « je ».
C.
Vers un « je » lyrique, universel.
Le poète, construit par
les figures autres qui gravitent autour de lui, devient alors non plus un être
réel, mais un être poétique et lyrique. Le poème « Vendémiaire » le montre
réceptacle de toutes les « voix » des villes de France, avec lesquelles
il converse et qu’il recueille, justement : « j’entendis la prière
qui joignait la limpidité de ces rivières ». L’écriture poétique est une
aventure, une expérience ontologique et poétique : Guillaume Apollinaire
devient, dans les derniers vers du recueil, « le gosier de Paris »,
celui qui a bu les « Mondes qui vous rassemblez et qui nous ressemblez ».
III. Un
recueil commémoratif, davantage tourné vers les autres et le monde que vers
soi-même
A. Un
hommage aux être chers.
Alors que
l’autobiographie peut parfois apparaître narcissique, dans le mouvement
autocentré de soi-même à soi qu’elle crée, le recueil Alcools est plus
une commémoration des autres qu’une commémoration du « je ». Par exemple, le «
Poème lu au mariage d’André Salmon », qui commémore une amitié de longue date
avec beaucoup d’émotion : « Et je dis toutes ces choses / Souvenir et
Avenir parce que mon ami André Salmon se marie ». On le voit,
l’écriture du souvenir se lie précisément à celle de l’« Avenir », dans
un mouvement plus fécond que la simple autobiographie.
De la même manière, les
réminiscences de Marie Laurencin et d’Annie Playden ne sont pas forcément
désespérées et stériles. La dédicace de « La Chanson du Mal-Aimé », par le
symbole du phénix, considère l’amour comme un cycle fécond de mort et de
renaissance.
B. Du
récit de soi-même au récit du monde.
Certes, le recueil reprend
les événements constitutifs de la vie d’Apollinaire, mais ne raconte-t-il pas
bien davantage l’histoire de notre monde ? Les références constantes aux
mythologies nordiques, allemandes, égyptiennes ou gréco-romaines, l’importance
donnée à l’Ancien et au Nouveau Testament, les réminiscences littéraires
(Orphée, Ophélie...), la place faite à l’histoire également, ancienne (« Thomas
de Quincey » dans « Cors de chasse » ou « Galilée » dans « La maison
des morts ») ou moderne (l’assassinat des rois d’Italie et d’Espagne évoqués
dans « Vendémiaires » ou la création de « Port-Aviation » dans « Zone
»)... C’est la commémoration des événements de nos vies, de notre monde, qui
est finalement au fondement d’Alcools, dans ce syncrétisme universel.
C. De la
narration à la création.
Si l’autobiographie
raconte, narre, explique, justifie, l’autobiographie ne crée pas. Elle fixe,
peut être, ou nuance. À l’inverse, toute la richesse d’Alcools se trouve
dans la création poétique. En effet, l’identité du poète se construit au fil
des poèmes, mais elle ne s’exprime dans toute sa force qu’en tant qu’il est
celui qui crée. Le poète, conformément à l’étymologie grecque du mot « poésie
», travaille la langue et les mots comme l’artisan travaille la matière pour
construire un monde neuf. « Vendémiaire» s’achève ainsi sur le travail
titanesque de création du monde qu’il reste à faire : « Je vous ai bus et ne
fus pas désaltéré », dit le poète aux « Mondes qui vous rassemblez »,
en concluant sur la liberté infinie de l’écriture : « Et je boirai encore
s’il me plaît l’univers ».
À l’image de la tour de
Babel évoquée dans « Cortège », le recueil est une tour élevée en hommage aux
hommes et au monde, création inédite et inouïe qui trouve son terreau dans la
vie et dans l’histoire, individuelle et collective.
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