Pour comprendre le choix du titre Alcools, il faut faire appel à
sa culture générale :
Le Thème de l’ivresse poétique
Il est lié à la façon dont on concevait la poésie déjà dans l’Antiquité
et qui a perduré :
La poésie de l’Antiquité est par essence liée aux Muses, les
neuf filles de Zeus et de Mnémosyne, qui président aux neuf arts : à Calliope,
la poésie épique ; Clio, l’histoire ; Polymnie, la pantomime et la poésie
lyrique ; Euterpe, la flûte et le dithyrambe ; Terpsichore, la poésie légère et
la danse ; Érato, le chant choral et l’élégie ; Melpomène, la tragédie ;
Thalie, la comédie ; et à Uranie, l’astronomie.
Cependant, trois autres figures mythologiques sont reliées à ces
Muses et se trouvent aux origines de trois formes distinctes de poésie :
Orphée, Apollon et Dionysos.
Orphée, le coeur
Apollon, l’esprit , Dionysos, la fureur de l’inspiration
Sources de la poésie :
La lyre est l’instrument sur lequel Orphée chante ses émotions
et charme le monde qui l’entoure. À la mort d’Eurydice, cette poésie devient
l’expression des regrets, de la nostalgie et du temps qui passe.
Apollon est le dieu du soleil, de la connaissance, de la
divination. Liée aux mystères de l’orphisme, la poésie
apollinienne tente à la fois de percer et de dire les secrets du
monde et du langage. Elle préside à l’harmonie de la belle forme.
Dionysos, entouré de ses bacchantes, est à l’origine d’une
poésie mystique , désordonnée, frappée par la folie et la démesure. C’est la
poésie de l’ivresse– ou du désir d’ivresse.
Buts de la poésie
selon ces trois pôles :
-Susciter des sentiments, émouvoir, séduire, déplorer. (Orphée)
Dans Alcools : Passons passons puisque tout passe Je me retournerai souvent
(« Cors de chasse »)
Déchiffrer le monde, en révéler les mystères, inciter à la
réflexion.(Apollon) : J’aimerais
mieux nuit et jour dans les sphingeries/ Vouloir savoir pour qu’enfin on m’y
dévorât
(« Descendant des hauteurs »)
Provoquer, frapper les esprits, atteindre des mondes nouveaux.(Dionysos)
Je suis ivre d’avoir bu tout l’univers
(« Vendémiaire»)
Quatre questions auxquelles vous pouvez tenter de répondre avant de lire les réponses: Travailler toujours le cours avec le recueil Alcools à côté de vous pour pouvoir relire les passages dont il est question.
1. Le recueil Alcools devait initialement
s’intituler Eau-de-vie.
Quelle différence voyez-vous entre ces deux titres ?
1. Avant 1910, le titre prévu pour le recueil était Eau-de-vie. C’est seulement 2 ans avant les premiers manuscrits
qu’Apollinaire le change en Alcools. Le premier titre choisi
est intéressant en ce qu’il lie immédiatement l’alcool à la vie, et c’est
d’autant plus pertinent pour un recueil qui, comme le sous-titre initial
l’indique, rassemble les poèmes écrits entre 1898 et 1912, soit 14 ans
d’écriture poétique. C’est bien une large partie de la vie du poète qui est au fondement
de ce recueil, tant par les références constantes aux diverses aventures
d’Apollinaire que par le retour sur l’enfance présent dans plusieurs poèmes. Le
titre Eau-de-vie insistait donc sur un
aspect autobiographique – et trop, peut-être, puisque Apollinaire le change. Le
substantif « alcools » a tout d’abord un
sens moins positif, le terme de « vie » annonçant d’emblée
l’élan vital. Plus neutre, il est aussi plus ambigu, et correspond sans doute davantage
aux deux élans du recueil, la mélancolie et l’élan vers le futur. Le choix du
pluriel doit aussi être interrogé : les alcools, cela renvoie de manière plus
large à tous les poètes de l’ivresse,du vin : Baudelaire, Verlaine, Rimbaud,
Mallarmé... Enfin, alors que le mot « eau-de-vie » n’évoque qu’un seul type
d’alcool très précis, « alcools », plus générique, inclut l’alcool le plus
présent dans les poèmes d’Apollinaire, le vin. Les références à la vigne sont
constantes, tant dans le titre « Vendémiaire », le mois des vendanges du
calendrier révolutionnaire, que dans les « vignes » souvent évoquées, comme dans les « vignes vierges » de « Mai ». Le vin, le pampre ( la grappe de raisin), ce sont les attributs de
Dionysos, et cette référence à l’Antiquité fait partie de l’héritage poétique
d’Apollinaire.
2. 2. À la fin du poème « Zone », le thème de l’alcool est présent. À
quelle autre métaphore l’image de l’alcool est-elle liée ? Quel effet cette
juxtaposition des deux thèmes crée-t-elle ? S’agit-il d’un alcool triste ou
heureux ?
« Et tu bois cet alcool brûlant
comme ta vie / Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie », écrit Apollinaire à la
fin de « Zone ».
Le parallélisme et le jeu des deux comparaisons successives
liées par l’anadiplose (la reprise du dernier mot d'une phrase (d'un vers) au début de la phrase qui suit)
la reprise du dernier mot d’une phrase (d’un vers ou d’une proposition) au début de la phrase qui suit.
Lire la suite sur : https://www.etudes-litteraires.com/figures-de-style/anadiplose.php
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la reprise du dernier mot d’une phrase (d’un vers ou d’une proposition) au début de la phrase qui suit.
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permettent de tracer deux équivalences. Ce qui rapproche
tout d’abord la vie et l’alcool est le fait qu’ils soient tous deux « brûlant[s] », adjectif qui annonce l’apparition finale du soleil dans le
poème. Et justement, cette brûlure est douloureuse : c’est
celle des nuits à parcourir seul les rues, celle de la
fréquentation des prostituées, celle de l’insomnie, celle des émigrés pauvres
et des quartiers mal famés, de la pauvreté... Le deuxième rapprochement est le
fait de « boire » sa vie à la manière d’un alcool fort : vite, à grande
gorgées, cul sec. Non pas en prenant le temps de la déguster, mais dans une
urgence permanente, ou également dans l’idée de tout tenter, tout faire, sans
aucune prudence ou aucun juste milieu. Ainsi, les soirs de Paris sont « ivres du gin flambant de l’électricité » dans « La Chanson du Mal-Aimé », associant de manière
identique à « Zone » les flammes et le « gin ». L’alcool, ici, ne
semble pas heureux. Il est celui où le poète noie son désespoir, celui que
prennent les gens qui veulent échapper à leur vie
miséreuse. C’est l’alcool des « nuits livides de l’alcool » dans « Le voyageur »,
de l’« auberge triste » du même poème, des « auberges grises » de « Saltimbanques ».
C’est aussi l’image, dans « Mes amis m’ont enfin avoué... », des « croque-morts avec des bocks [qui] tintaient des glas ». Le vin triste, refuge illusoire contre la douleur et
la mélancolie.
3. « Mon verre s’est brisé comme un
éclat de rire », écrit le poète dans «
Nuits rhénanes ». Trouvez une réécriture de ce vers dans « Poème pour le
mariage d’André Salmon ». Quelle nouvelle connotation le thème de l’alcool
prend-il dans ces deux vers ?
3. Dans « Poème lu au mariage d’André Salmon », le poète dit : « Les verres tombèrent se brisèrent / Et nous
apprîmes à rire ».
L’alcool, ici, est celui partagé pour la première fois entre
Guillaume Apollinaire et son ami André Salmon, dans un « caveau maudit ». Au vers précédent, les verres leur jettent « le dernier regard d’Orphée», celui qui les fait
disparaître, ou du moins fait disparaître ceux qu’ils étaient avant cette
rencontre. Comme après une renaissance,
ils partent, ensemble, « pèlerins ». Cet alcool est donc bien plus positif que le précédent :
sorte d’élixir magique, il fait naître le « rire » lorsqu’il se brise, à
la manière du verre brisé dans « Nuits Rhénanes », « dans un éclat de rire ». Dans ces deux poèmes,
Apollinaire joue sur les deux sens du mot « éclat », soit morceau effilé de
verre, soit large bruit d’un rire fort. Le verre est ici joyeux
lorsqu’il est brisé, dans une ivresse heureuse. Ainsi, du rire du poète qui « pétille » dans « Zone », comme un vin mousseux, ou de la dame en « ottoman violine », couleur lie-de-vin, de « 1909 » : « elle riait elle riait ».
4. Relisez la fin de « Vendémiaire », du vers 113 à la fin. De quoi
le vin est-il le symbole ? Comment est-il lié à l’écriture poétique, notamment
dans les 14 derniers vers ?
4. Le poème « Vendémiaire » fonctionne, à bien des niveaux, en
diptyque avec « Zone ». C’est notamment le cas pour le thème de l’alcool,
présent dans les deux poèmes de manière tout à fait opposée. Dans « Zone », le
poète boit seul son « eau-de-vie », qui le brûle, le
ronge. Dans « Vendémiaire », on passe de l’alcool fort au vin, première étape
vers une image plus positive de l’ivresse, car plus symbolique. La vigne, c’est
la nature féconde et bienfaisante, mais aussi le cycle des ans, à l’image des
vendanges évoquées dans le titre, qui reviennent chaque année à la même
période. Le poète solitaire devient à la fin du recueil le « gosier de Paris », « ivre d’avoir bu tout l’univers ». Loin du poète maudit
du premier poème, il est le chantre de la capitale dans ll'image du « gosier » qui renvoie tout autant à la voix qu’à la boisson. Et surtout,
l’ivresse est devenue la métaphore de la création poétique : « Écoutez mes chants d’universelle ivrognerie
», étendue à l’univers
tout entier (« boire tout l’univers »). Apollinaire-Dionysos
semble, à l’issue de ce recueil, avoir retrouvé son désir de conquérir le monde
et la
poésie, dont il est le réceptacle et le créateur
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