Le mythe d’Orphée définit symboliquement ce que l’on nomme le
registre lyrique : il est fondé sur l’expression, poétique et musicale,des
sentiments personnels du poète. Orphée illustre à la fois les pouvoirs du chant
poétique, capable de charmer tout ce qui l’entoure, et la démarche du poète qui
peut, par la catabase (descente du héros aux Enfers), franchir les interdits, traverser les Enfers. Le
poète est, selon ce mythe, celui qui se retourne. Sur son passé, sur ses amours
perdues, sur ses souvenirs, sur la poésie également.
Mythe d'Orphée en 2 minutes (video)
Les thèmes du lyrisme dans Alcools
Les amours perdues
La vie de Guillaume Apollinaire est marquée par ses amours et ses
ruptures douloureuses. La première femme dont il est amoureux se nomme Maria
Dubois, qu’il appelle volontiers dans ses poèmes Marie, Mareye ou Mareï, avec
laquelle il a une courte aventure. La seconde est Annie Playden, la gouvernante
anglaise rencontrée
en Allemagne, et la troisième est Marie Laurencin. Apollinaire
rencontre cette peintre en 1907, à Paris, et leur liaison tumultueuse dure cinq
ans. Les poèmes d’Alcools, écrits entre 1898 et 1912, rendent compte de
ces ruptures : à l’instar d’Orphée qui se retourne
sur Eurydice, Apollinaire se retourne sur ces amours perdues.
Le poème « Marie » est intéressant
à cet égard, puisqu’il semble réunir dans ce prénom les deux Marie de la vie
d’Apollinaire, que l’on peut également retrouver dans le poème « Marizibill »,
prénom étrange qui évoque autant la prêtresse antique, « Marie-Sybille », que
les Marie réelles. Annie est également très présente, dans « La Chanson
du
Mal-Aimé » notamment, qui devait à l’origine ouvrir le recueil.
On la retrouve dans « L’Émigrant deLandor Road » : il s’agit du
nom de la rue où habitait Annie Playden à Londres, et son départ pour
l’Amérique est au centre du poème
(« Mon bateau partira demain pour
l’Amérique »), comme dans« Annie »
qu’il imagine « [s]ur la côte du Texas ».
La fuite du temps
La poésie lyrique est liée par le mythe d’Orphée à l’élégie,registre
de la déploration qui lie la perte du sentiment amoureux et la fuite inexorable
du temps. C’est exactement le cas dans un des poèmes les plus célèbres d’Alcools, « Le Pont Mirabeau », qui conte
les circonstances de la rupture entre Apollinaire et Marie
Laurencin.
Le premier quatrain lie thématiquement et syntaxiquement perte de
l’amour et perte du temps : « Sous le pont Mirabeau coule la Seine/ Et nos amours / Faut-il
qu’il m’en souvienne ». L’absence de
ponctuation laisse deux possibilités de lecture : sous le pont peuvent alors couler
ensemble et la Seine, et les amours disparues. On retrouve
la même comparaison plus loin, « L’amour s’en va comme cette eau courante ». Le poème « Marie » présente de fortes
similitudes avec « Le Pont Mirabeau » : « Le fleuve est pareil à ma peine / Il s’écoule et ne
tarit pas ». Aux métaphores de
l’écoulement du fleuve s’ajoute la reprise d’un autre
motif élégiaque traditionnel, le ubi sunt,
et la
présence récurrente de l’automne, saison symbolique de la
mélancolie liée à la fuite du temps. Dans « Automne malade », la fin de la dernière
strophe lie les deux thèmes : « Un train / Qui roule / La vie / S’écoule »,
tout comme le poème « Automne » où le paysan chante « une chanson d’amour et d’infidélité ».
La musique
La lyre est l’instrument symbolique d’Orphée, instrument de musique
magique puisqu’il lui ouvre les portes des Enfers, charme Cerbère, et sublime
la souffrance du deuil amoureux dans la création poétique. La musique est donc
une composante essentielle du lyrisme, et également de la poésie d’Apollinaire.
Ce thème
est évident dans la dernière strophe de « La Chanson du Mal-Aimé », où ce champ lexical de la chanson lie différentes époques et
leurs musiques. On y retrouve d’ailleurs l’instrument d’Orphée, « Juin ton soleil ardente lyre ». Mais la musique est présente ailleurs, dans
les « accordéons » de « Au tournant d’une rue », dans la
chanson du paysan d’« Automne », celle du « batelier »
de « Nuit Rhénane », les chants des sirènes nordiques ou grecques. Le poète
lui-même chante dans « À la fin les mensonges » : « Toute la sainte journée j’ai
marché en chantant ».
De nombreux poèmes reprennent d’ailleurs la forme d’une chanson,
avec la présence de refrains, comme dans « Le Pont Mirabeau », et le vers libre
crée lui-même une musicalité, dans « Vendémiaire » par exemple. L’importance de
la musicalité est enfin
perceptible à l’échelle même du recueil, dans la structure
adoptée.
Guillaume Apollinaire choisit en effet d’alterner textes longs
et textes brefs, comme il le fait dans « La Chanson du Mal-Aimé ».
On peut rappeler le vers
célèbre de l’« Art poétique » de Verlaine : « De la musique avant toute chose », qu’Apollinaire semble avoir fait sien dans Alcools.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire