jeudi 12 mars 2020

Mythes, contes et légendes dans Alcools


En 1901, Apollinaire est le professeur de français de Gabrielle,fille de la vicomtesse de Milhau. Il les accompagne en Allemagne pendant deux ans et fait alors la connaissance d’Annie Playden,une jeune gouvernante anglaise. Leur liaison prend fin, douloureusement,en 1904, lorsqu’elle décide de partir aux États-Unis. De ce long séjour germanique, Apollinaire tire les poèmes de la section « Rhénanes », qu’il avait prévu initialement de publier dans un bref recueil intitulé « Vents du Rhin » – auquel il avait dû renoncer, faute d’éditeur.

De nombreuses légendes germaniques sont présentes dans les poèmes de cette époque:

Les personnages les plus troublants de ces poèmes sont évidemment les nixes (sirènes nordiques). Ces nymphes des eaux, ou ondines, sont des personnages maléfiques. Femmes à la beauté ensorcelante, elles charment les mortels qu’elles attirent dans les étangs ou dans les fleuves pour qu’ils s’y noient. Le poème « La Loreley» raconte l’histoire de la plus célèbre de ces nixes, Lorelei, jeune fille installée sur les hauteurs d’un rocher qui borde le Rhin à l’un de ses endroits les plus étroits. Les navigateurs, envoûtés par son chant mélodieux, viennent s’échouer contre le rocher. Apollinaire s’inspire ici de plusieurs poètes : Clemens Brentano, poète rhénan qui a le premier raconté l’histoire de Lorelei, mais encore Heinrich Heine, grand poète romantique auteur d’une ballade du même nom ou même Gérard de Nerval, dans Lorely, souvenirs d’Allemagne, en 1852. Le poème d’Apollinaire fait parler Loreley, ou Laure Lay, selon le mythe de Brentano. Délaissée par son « amant […] parti pour u intain », la jeune femme décide d’entrer au couvent. Mais sur la route, alors qu’elle tente une dernière fois d’apercevoir le château où elle vivait, elle croit voir le bateau de son amant et, se penchant en haut du rocher, elle tombe dans le fleuve.


 On retrouve ces nixes dans « Mai » (« Les dames regardaient du haut de la montagne »), et surtout dans « Nuit rhénane », où les détails sont plus précis. On retrouve le chant, déplacé au « batelier », l’importance des cheveux(« tordre leurs cheveux verts et longs jusqu’à leurs pieds », « cheveux verts », comme dans « La Loreley » où « le vent tordait ses cheveux déroulés »), et la magie, puisqu’elles sont assimilées à des « fées » qui « incantent l’été ». Ces ondines rassemblent des symboles divers liés à la rupture d’Apollinaire avec Annie Playden : la femme est dangereuse, source de malheurs ou de mort, et l’amour est perçu comme un envoûtement dont le poète ne sait se défaire. Il est intéressant de voir que le poème « Automne » retrouve cette figure en décrivant « les nixes nicettes aux cheveux verts et naines / Qui n’ont jamais aimé ».

D’autres éléments du folklore rhénan peuplent ces poèmes. Le folklore juif est ainsi au fondement du poème « La synagogue », où le cumul de références lexicales et religieuses complexes rend le texte difficile à comprendre. Sans doute faut-il voir ici le goût d’Apollinaire pour les langues étrangères, les alphabets neufs, goût qu’il a développé depuis l’enfance, et qu’il pousse à son paroxysme en inscrivant deux versets hébraïques à la fin de son poème.

 La religion catholique est également présente dans « Rhénane d’automne », qui raconte les traditions germaniques du jour des morts, ou encore dans « Les Femmes », où le poète décrit précisément le quotidien empli de rites religieux de paysannes allemandes, alors que le curé est en train de mourir.
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La mythologie gréco-romaine
À la mythologie nordique, Apollinaire mêle la mythologie gréco romaine au travers de quelques figures qui reviennent régulièrement dans les poèmes d’Alcools.

 La plus fréquente est celle d’Orphée, qui chante désespérément l’amour perdu d’Eurydice, deux fois morte.
Dès Le Bestiaire, ce personnage est important pour lui, puisque le sous-titre est « Le Cortège d’Orphée ». Dans Alcools, on le trouve dans « La Chanson du Mal-Aimé », égaré dans les rues brumeuses de Londres, à la recherche de la femme perdue, mais aussi de manière plus implicite dans « Cors de chasse » : « Passons passons puisque tout passe /Je me retournerai souvent /Les souvenirs sont cors de chasse / Dont meurt le bruit parmi le vent ». Apollinaire et Orphée se confondent alors, tous deux coupables de se retourner sur la femme aimée et perdue. Mais si la démarche de se retourner est douloureuse, elle est cependant positive : « J’ai eu le courage de regarder en arrière », écrit Apollinaire dans le poème du même nom.
Faire de sa vie passée une matière poétique, c’est en effet la rendre immortelle.


Icare est également une figure mythologique essentielle du recueil. Le poème « Zone » s’ouvre sur le thème de l’aviation et les « hangars de Port-Aviation », rapidement associé à Icare : « Icare Enoch Elie Apollonius de Thyane / Flottent autour du premier aéroplane», que l’on peut également retrouver dans le célèbre vers final « Soleil cou coupé », qui associe le soleil à la mort. « Je n’ai plus même pitié de moi » reprend explicitement la référence à ce personnage, qui fait une analogie entre le soleil d’Icare et les yeux du poète : « Un Icare tente de s’élever jusqu’à chacun de mes yeux / Et porteur de soleils je brûle au centre de deux nébuleuses ». Icare, dans la mythologie, est puni pour avoir fait preuve d’hybris en tentant, malgré les conseils de son père, d’atteindre le soleil. Or un mortel ne peut toucher au divin. À l’instar du retournement de la figure d’Orphée, le vol d’Icare est interprété de manière bien plus positive par Apollinaire : il représente l’élan, la capacité de l’homme à dépasser sa condition – comme dans l’invention de l’avion, qui le fascine parce qu’il montre le pouvoir de l’homme à aller plus loin que les mythes.

La liste est longue des mythes antiques évoqués. Ulysse et Pénélope,figures symboliques de l’attrait de l’inconnu et de la nécessité du retour ; Hercule dans « Le Brasier », dont la mort est longuement décrite ; le mythe d’Ixion dans « Vendémiaire », qui s’accoupla avec une nuée qu’il avait prise pour Héra ; et les sirènes d’Ulysse, longuement évoquées dans « Vendémiaire ». S’il est difficile de tous les citer et de tous les interpréter, c’est sans doute parce qu’ils sont aussi importants par leur seule présence. La grande érudition d’Apollinaire,son goût, on l’a déjà dit, des mots complexes et des langues étrangères se retrouvent dans ces références si nombreuses. C’est également une manière de s’approprier tous ces mythes si anciens,et de les renouveler en les mêlant à sa propre vie, comme pour se créer une mythologie personnelle.
 
Les Difficile de dresser une liste exhaustive de toutes les références aux mythes judéo-chrétiens présents dans Alcools et de leurs interprétations.
 Le poème « Zone » raconte l’évolution du rapport du poète à la religion. Apollinaire est, pendant ses années de pensionnat, un élève très pieux (« Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize /Vous n’aimez rien tant que les pompes de l’Église »). À seize ans, cependant, il expérimente une crise de foi qui le pousse à rejeter toutes ses certitudes (« Vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière »). De là, sans doute, naît le rapport très ambigu à la religion dont Alcools rend compte, dès le huitième vers de « Zone » : « L’européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X ». Curieux éloge pour un pape célèbre pour ses positions clairement conservatrices et anti modernistes, mais qui a donné sa bénédiction à l’aviateur André Beaumont, vainqueur du Paris-Rome de 1911. Si le catholicisme est moderne, c’est uniquement parce qu’il n’est « pas antique », autrement dit par opposition aux mythologies gréco-romaines, ce « monde ancien » dont le poète est « las ».

Les références christiques parsèment le recueil, dès « Zone »encore une fois, où Apollinaire parle avec autodérision de sa fascination pour le Christ : « Il détient le record du monde pour la hauteur ».

 Le long poème dialogué « Le larron » se fonde sur un épisode célèbre de la crucifixion et rappelle d’autres scènes de l’Ancien Testament, tel Moïse, « homme bègue ayant au front deux jets de flamme » et le passage de la mer Rouge. La Passion du Christ est enfin évoquée dans « Un soir », qui reprend certaines formes de la prière (« Priez priez pour moi ») et raconte la mort de Judas.

Dans ces réécritures de la Passion, on peut tout d’abord retrouver la figure christique du poète, dans le sillage de Victor Hugo qui écrit dans « Fonctions du poète » : « C’est lui qui, malgré les épines, /L’envie et la dérision, /Marche, courbé dans vos ruines, /Ramassant la tradition ». À l’image du Christ, le poète se sacrifie pour les hommes en sublimant sa souffrance par l’écriture poétique. Mais ce qui intéresse surtout Apollinaire, c’est la résurrection du Christ. Le poème « Un Soir » se clôt sur un quatrain qui l’évoque : « Les chemins sont fleuris et les palmes s’avancent / Vers toi », « Le voyageur » également (« Dans le fond de la salle il s’envolait un Christ ») ; « Zone » la mentionne à plusieurs reprises (« C’est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche »).
Dans la figure du Christ, on retrouve l’image du phénix (qui lui est associé dans « Zone »),l’oiseau qui renaît de ses cendres : l’écriture poétique est souffrance, mais elle dit aussi l’espoir d’une renaissance, d’un renouveau, ou encore d’une immortalité – comme dans « Cortège » : « Il me suffit de tous ceux-là pour me croire le droit / De ressusciter les autres ».
Le syncrétisme des poèmes d’Alcools
La lecture du poème « Le larron » permet rapidement de comprendre la spécificité de toutes ces références aux mythes et légendes chez Apollinaire. Alors que le thème central est évidemment biblique, le vers 9 situe la naissance du voleur « Issu de l’écume des mers comme Aphrodite » et, plus loin, son père qui« fut un sphinx ».
 Dans Alcools, tous ces mythes se mêlent. Les sirènes nordiques ont les attributs des sirènes latines (« Nuit rhénane »), le Christ et le phénix se ressemblent, les oiseaux légendaires chinois parsèment le recueil, la « Voie lactée » de « La Chanson du Mal-Aimé » se confond avec le pays de Canaan… Dans une féerie qui baigne le recueil, Apollinaire construit une mythologie neuve faite d’un syncrétisme qui la rend universelle, à l’image de l’écriture poétique.

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