En 1901,
Apollinaire est le professeur de français de Gabrielle,fille de la vicomtesse
de Milhau. Il les accompagne en Allemagne pendant deux ans et fait alors la
connaissance d’Annie Playden,une jeune gouvernante anglaise. Leur liaison prend
fin, douloureusement,en 1904, lorsqu’elle décide de partir aux États-Unis. De
ce long séjour germanique, Apollinaire tire les poèmes de la section « Rhénanes
», qu’il avait prévu initialement de publier dans un bref recueil intitulé «
Vents du Rhin » – auquel il avait dû renoncer, faute d’éditeur.
De nombreuses légendes germaniques sont présentes dans les poèmes de cette époque:
Les
personnages les plus troublants de ces poèmes sont évidemment les nixes
(sirènes nordiques). Ces nymphes des eaux, ou ondines, sont des personnages
maléfiques. Femmes à la beauté ensorcelante, elles charment les mortels
qu’elles attirent dans les étangs ou dans les fleuves pour qu’ils s’y noient.
Le poème « La Loreley» raconte l’histoire de la plus célèbre de ces nixes,
Lorelei, jeune fille installée sur les hauteurs d’un rocher qui borde le Rhin à
l’un de ses endroits les plus étroits. Les navigateurs, envoûtés par son chant
mélodieux, viennent s’échouer contre le rocher. Apollinaire s’inspire ici de
plusieurs poètes : Clemens Brentano, poète rhénan qui a le premier raconté
l’histoire de Lorelei, mais encore Heinrich Heine, grand poète romantique
auteur d’une ballade du même nom ou même Gérard de Nerval, dans Lorely,
souvenirs d’Allemagne, en 1852. Le
poème d’Apollinaire fait parler Loreley, ou Laure Lay, selon le mythe de
Brentano. Délaissée par son « amant […] parti pour u intain », la jeune femme décide d’entrer au couvent. Mais sur la route, alors qu’elle tente une dernière
fois d’apercevoir le château où elle vivait, elle croit voir le bateau de
son amant et, se penchant en haut du rocher, elle tombe dans le fleuve.
On retrouve ces
nixes dans « Mai » (« Les dames regardaient du haut
de la montagne »), et surtout dans «
Nuit rhénane », où les détails sont plus précis. On retrouve le chant, déplacé
au « batelier », l’importance des cheveux(« tordre leurs cheveux verts et longs jusqu’à leurs pieds », « cheveux verts », comme dans « La Loreley » où « le vent tordait ses cheveux déroulés »), et la magie, puisqu’elles sont assimilées à des « fées » qui « incantent l’été ». Ces ondines rassemblent des symboles divers
liés à la rupture d’Apollinaire avec Annie Playden : la femme est
dangereuse, source de malheurs ou de mort, et l’amour est perçu comme un
envoûtement dont le poète ne sait se défaire. Il est intéressant de voir que le
poème « Automne » retrouve cette figure en décrivant « les nixes nicettes aux cheveux verts et naines /
Qui n’ont jamais aimé ».
D’autres éléments du folklore rhénan peuplent ces poèmes. Le
folklore juif est ainsi au fondement du poème « La synagogue », où le cumul de
références lexicales et religieuses complexes rend le texte difficile à
comprendre. Sans doute faut-il voir ici le goût d’Apollinaire pour les langues
étrangères, les alphabets neufs, goût qu’il a développé depuis l’enfance, et
qu’il pousse à son paroxysme en inscrivant deux versets hébraïques à la fin de
son poème.
La religion catholique
est également présente dans « Rhénane d’automne », qui raconte les traditions
germaniques du jour des morts, ou encore dans « Les Femmes », où le poète
décrit précisément le quotidien empli de rites religieux de paysannes allemandes, alors que le
curé est en train de mourir.
.
La mythologie gréco-romaine
À la mythologie nordique, Apollinaire mêle la mythologie
gréco romaine au travers de quelques figures qui reviennent régulièrement dans
les poèmes d’Alcools.
La plus fréquente est celle d’Orphée, qui
chante désespérément l’amour perdu d’Eurydice, deux fois morte.
Dès Le Bestiaire, ce personnage est important pour lui,
puisque le sous-titre est « Le Cortège d’Orphée ». Dans Alcools, on le trouve dans « La Chanson du Mal-Aimé », égaré dans les
rues brumeuses de Londres, à la recherche de la femme perdue, mais aussi de manière
plus implicite dans « Cors de chasse » : « Passons passons puisque tout passe /Je me
retournerai souvent /Les souvenirs sont cors de chasse / Dont meurt le
bruit parmi le vent ». Apollinaire et Orphée
se confondent alors, tous deux coupables de se retourner sur la femme aimée et perdue. Mais si la démarche de se retourner est
douloureuse, elle est cependant positive : « J’ai eu le courage de regarder en arrière », écrit Apollinaire dans le poème du même
nom.
Faire de sa vie passée une matière poétique, c’est en effet la
rendre immortelle.
Icare est également une figure mythologique essentielle du
recueil. Le poème « Zone » s’ouvre sur le thème de l’aviation et les « hangars de Port-Aviation », rapidement associé à Icare : « Icare Enoch Elie Apollonius de Thyane / Flottent
autour du premier aéroplane», que l’on peut également retrouver dans le célèbre vers final « Soleil cou coupé », qui associe le soleil à la mort. « Je n’ai
plus même pitié de moi » reprend explicitement la référence à ce personnage,
qui fait une analogie entre le soleil d’Icare et les yeux du poète : « Un Icare tente de s’élever jusqu’à chacun de mes
yeux / Et porteur de soleils je brûle au centre de deux
nébuleuses ». Icare, dans la
mythologie, est puni pour avoir fait preuve d’hybris en tentant, malgré les
conseils de son père, d’atteindre le soleil. Or un mortel ne peut toucher au
divin. À l’instar du retournement de la figure d’Orphée, le vol d’Icare est
interprété de manière bien plus positive par Apollinaire : il représente l’élan,
la capacité de l’homme à dépasser sa condition – comme dans l’invention de l’avion, qui
le fascine parce qu’il montre le pouvoir de l’homme à aller plus loin que les
mythes.
La liste est longue des mythes antiques évoqués. Ulysse et
Pénélope,figures symboliques de l’attrait de l’inconnu et de la nécessité du
retour ; Hercule dans « Le Brasier », dont la mort est longuement décrite ; le
mythe d’Ixion dans « Vendémiaire », qui s’accoupla avec une nuée qu’il avait
prise pour Héra ; et les sirènes d’Ulysse, longuement évoquées dans «
Vendémiaire ». S’il est difficile de tous les citer et de tous les interpréter,
c’est sans doute parce qu’ils sont aussi importants par leur seule présence. La
grande érudition d’Apollinaire,son goût, on l’a déjà dit, des mots complexes et
des langues étrangères se retrouvent dans ces références si nombreuses. C’est également une manière de s’approprier tous ces mythes si
anciens,et de les renouveler en les mêlant à sa propre vie, comme pour se créer
une mythologie personnelle.
Les Difficile de dresser une liste exhaustive de toutes
les références aux mythes judéo-chrétiens présents dans Alcools et de leurs interprétations.
Le poème « Zone » raconte
l’évolution du rapport du poète à la religion. Apollinaire est, pendant ses
années de pensionnat, un élève très pieux (« Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades
René Dalize /Vous n’aimez rien tant que les pompes de l’Église »). À seize ans, cependant, il expérimente une
crise de foi qui le pousse à rejeter toutes ses certitudes (« Vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière »). De là, sans doute, naît le rapport
très ambigu à la religion dont Alcools rend compte, dès le huitième vers de « Zone » : « L’européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X ». Curieux éloge pour un
pape célèbre pour ses positions clairement conservatrices et anti modernistes,
mais qui a donné sa bénédiction à l’aviateur André Beaumont, vainqueur du
Paris-Rome de 1911. Si le catholicisme est moderne, c’est uniquement parce
qu’il n’est « pas antique », autrement dit par opposition aux mythologies
gréco-romaines, ce « monde ancien » dont le poète est « las ».
Les références christiques parsèment le recueil, dès « Zone
»encore une fois, où Apollinaire parle avec autodérision de sa fascination pour
le Christ : « Il détient le record du monde
pour la hauteur ».
Le long poème dialogué « Le larron » se fonde sur un épisode
célèbre de la crucifixion et rappelle d’autres scènes de l’Ancien Testament,
tel Moïse, « homme bègue ayant au front deux jets de flamme » et le passage de la mer Rouge. La Passion du
Christ est enfin évoquée dans « Un soir », qui reprend certaines formes de la
prière (« Priez priez pour moi ») et raconte la mort de Judas.
Dans ces réécritures de la Passion, on peut tout d’abord
retrouver la figure christique du poète, dans le sillage de Victor Hugo qui
écrit dans « Fonctions du poète » : « C’est lui qui, malgré les épines, /L’envie et la dérision, /Marche, courbé dans vos
ruines, /Ramassant la tradition ». À l’image du Christ, le poète se sacrifie pour
les hommes en sublimant sa souffrance par l’écriture poétique. Mais ce qui
intéresse surtout Apollinaire, c’est la résurrection du Christ. Le poème « Un
Soir » se clôt sur un quatrain qui l’évoque : « Les chemins sont fleuris et les palmes s’avancent / Vers toi », « Le voyageur » également (« Dans le fond de la salle il s’envolait un Christ ») ; « Zone » la mentionne à plusieurs reprises
(« C’est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche »).
Dans la figure du Christ, on retrouve l’image du phénix (qui lui
est associé dans « Zone »),l’oiseau qui renaît de ses cendres : l’écriture
poétique est souffrance, mais elle dit aussi l’espoir d’une renaissance, d’un
renouveau, ou encore d’une immortalité – comme dans « Cortège » : « Il me suffit de tous ceux-là pour me croire le
droit / De ressusciter les autres ».
Le syncrétisme des poèmes d’Alcools
La lecture du poème « Le larron » permet rapidement de
comprendre la spécificité de toutes ces références aux mythes et légendes chez Apollinaire. Alors que le thème central
est évidemment biblique, le vers 9 situe la naissance du voleur « Issu de l’écume des mers comme
Aphrodite » et, plus loin, son père
qui« fut un sphinx ».
Dans Alcools, tous ces mythes se
mêlent. Les sirènes nordiques ont les attributs des sirènes latines (« Nuit
rhénane »), le Christ et le phénix se ressemblent, les oiseaux légendaires
chinois parsèment le recueil, la « Voie lactée » de « La Chanson du Mal-Aimé »
se confond avec le pays de Canaan… Dans une féerie qui baigne le recueil,
Apollinaire construit une mythologie neuve faite d’un syncrétisme qui la rend
universelle, à l’image de l’écriture poétique.
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