vendredi 13 mars 2020

Icare et le thème de l'envol dans Alcools


 Vous trouverez dans ce cours, à travailler et retenir, les réponses aux questions posées en IV. N'hésitez pas à m'interroger si ce n'est pas clair.


 Le Mythe d'Icare et celui du phénix

Icare, fils de Dédale, s’échappe du labyrinthe avec son père à l’aide d’ailes qu’ils se construisent eux-mêmes en collant à la cire des plumes d’oiseaux. Alors que Dédale avait conseillé à son fils de ne pas voler trop près du soleil, Icare, jeune et ambitieux, décide de profiter de cette occasion de s’approcher de l’astre, ce que nul mortel n’avait pu faire avant lui. La cire fond, les ailes disparaissent, et Icare se noie.

Le mythe du phénix est plus ancien: il vient, à l’origine, des mythologies égyptiennes. Oiseau fabuleux, souvent peint en or et en rouge, il est d’une longévité exceptionnelle et, lorsqu’il sent sa mort venir, il se construit un bûcher dans lequel il se consume avant d’y renaître.

Plusieurs points communs lient ces mythes. À l’instar du mythe d’Icare, celui du phénix est lié, chez les Égyptiens, au soleil, et cette thématique se retrouve dans sa couleur rouge et dans le bûcher où il se plonge. Icare est aussi le mythe du rapport au père, tout comme le phénix, dont Hérodote raconte qu’il porterait son père mort jusque dans le temple du soleil. Enfin, ce sont tous deux des mythes liés au vol, mais un vol fabuleux, surnaturel. La différence se trouve dans leurs sens symboliques. Si Icare est puni pour avoir fait preuve d’hybris ( qu'est-ce que l'hybris? L’hybris, ou hubris, du grec ancien ὕϐρις / hybris, est une notion grecque qui se traduit souvent par « démesure ». C'est un sentiment violent inspiré des passions, particulièrement de l'orgueil. Les Grecs lui opposaient la tempérance et la modération. Dans la Grèce antique, l’hybris était considérée comme un crime. Elle recouvrait des violations comme les voies de fait, les agressions sexuelles et le vol de propriété publique ou sacrée1. On en trouve deux exemples bien connus : les deux discours de Démosthène, Contre Midias et le Contre Conon. C'est la tentation de démesure ou de folie imprudente des hommes, tentés de rivaliser avec les dieux. Cela vaut en général de terribles punitions de la part de ces derniers.) en voulant avoir ce que les mortels ne peuvent pas toucher, le phénix est symbole de renaissance. On le retrouve d’ailleurs, au Moyen Âge, lié à la figure du Christ. Ces deux mythes sont régulièrement convoqués par Apollinaire dans Alcools. On pense à « Zone », particulièrement fondé sur le thème du vol, mais Icare est aussi cité dans « Je n’ai plus même pitié de moi » (« Un Icare tente de s’élever jusqu’à chacun de mes yeux »). Certains critiques pensent que le personnage énigmatique « Lul de Faltenin » en est inspiré, et il est présent en filigrane dans bien des images (comme dans le vers « des oiseaux protègent de leurs ailes ma face et le soleil », du « brasier »). Le phénix est cité dans « Zone », mais sa présence est plus intéressante dans la dédicace initiale de « La Chanson du Mal-Aimé » : « mon amour à la semblance / Du beau Phénix s’il meurt un soir / Le matin voit sa renaissance ». Outre le rappel exact du caractère fabuleux de l’oiseau, on voit que l’enjambement, liant « soir » au « matin », met en valeur l’idée du cycle permanent des choses et surtout de la « renaissance », celle de l’amour.

2. Le poème « Zone » s’ouvre sur la mention de « Port aviation», le premier aérodrome français. Dès lors, les figures du vol s’enchaînent, et la strophe des vers 42 à 70 est la plus remarquable à cet égard. Le vers 42 débute par la mention du « Christ », dont il est dit au vers précédent qu’il « détient  le record du monde pour la hauteur », dans une comparaison assez iconoclaste entre Christ et aviateurs, tout aussi ironique que la remarque des diables au vers 47 qui l’appellent « voleur » parce qu’il sait « voler »... Le vers 49 lie la figure d’Icare à une personne réelle, Apollonius de Thyane, et à des personnages bibliques, tandis que la « Sainte-Eucharistie » est associée au « premier aéroplane ». Se déroulent ensuite des listes immenses d’oiseaux, familiers (« hirondelles », « faucons », « hiboux »), exotiques (« ibis » ou « marabouts »), légendaires (« pihis » et « oiseau Roc »), mythologiques (« phénix » et « sirènes »). Ce syncrétisme grandiose lie ainsi réel et imaginaire, temps mythiques et temps modernes, paganisme et christianisme, le tout accentué par l’exagération de l’élan de la liste et de sa poésie, et par les pluriels et les hyperboles (« éternellement », « millions », « à tire d’aile », « bellement »). Mais si tous sont réunis, c’est autour d’une chose bien concrète, comme le disent les derniers vers de la strophe : « Et tous […] fraternisent avec la volante machine ».
Dans l’invention de l’avion, Apollinaire lie la grandeur incroyable de l’homme, ses capacités inouïes, à lui, mortel qui a su, mieux qu’Icare, approcher le soleil. Il s’en explique dans L’Esprit nouveau et les poètes, en 1917 : « Tant que les avions ne peuplaient pas le ciel, la fable d’Icare n’était qu’une vérité supposée. Aujourd’hui ce n’est plus une fable. (...) Les fables s’étant pour la plupart réalisées et au-delà, c’est au poète d’en imaginer de nouvelles que les inventeurs puissent à leur tour réaliser ».

 Plus largement encore, le thème du vol parcourt tout le recueil Alcools, par exemple « la colombe » de « Voie Lactée », l’« Oiseau tranquille au vol inverse » de « Cortège », les « anges » de « Blanche-Neige », « cette abeille Arcture » dans « Clair de lune », les chanteuses de « Vendémiaire », « ayant pris leur
vol vers le brûlant soleil », et toutes les sirènes mentionnées.
L’envol, c’est aussi symboliquement le mouvement constant, l’ascension éternelle et dirigée toujours plus haut, plus loin.
C’est la particularité des oiseaux de paradis, volatiles fabuleux qui ne peuvent jamais se poser, volent à l’envers, et s’élèvent davantage à mesure qu’ils pondent. Et c’est justement dans le poème « Cortège », où Apollinaire s’interroge sur sa vie, qu’ils apparaissent. « Je me disais Guillaume il est temps que tu viennes ». Tout est question de mouvement, comme le titre même, « Cortège », l’indique. Dans « Zone », c’est l’élan d’une marche parisienne ; « La Chanson du Mal-Aimé » s’ouvre sur une
promenade à Londres ; les morts de « La maison des morts » forment une longue procession ; « Marizibill » « allait et venait »,etc. Toutes ces marches trouvent leur acmé dans « Vendémiaire ».
Le poète « passant le long des quais déserts » pour rentrer chez lui entend les voix de toutes les villes, qui l’accompagnent dans un dernier cortège immense. L’envol est alors mystique, vers « tout l’univers », dans une adresse au monde entier (« Écoutez-moi »), et le poème se clôt sur une aube qui pourrait être à l’image du phénix. Alors que la nuit meurt (« s’achevait », « s’éteignait »,« mouraient », le lexique est parlant), c’est dans un éclat « rouge », comme les flammes du bûcher, que le jour-phénix « naissait à peine ». Le recueil tout entier est à cette image de la renaissance,
de la fermentation alcoolique à la fermentation poétique qui redonne la vie en redonnant la voix.

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