Vous trouverez dans ce cours, à travailler et retenir, les réponses aux questions posées en IV. N'hésitez pas à m'interroger si ce n'est pas clair.
Le Mythe d'Icare et celui du phénix
Icare,
fils de Dédale, s’échappe du labyrinthe avec son père à l’aide d’ailes qu’ils
se construisent eux-mêmes en collant à la cire des plumes d’oiseaux. Alors que
Dédale avait conseillé à son fils de ne pas voler trop près du soleil, Icare, jeune
et ambitieux, décide de profiter de cette occasion de s’approcher de l’astre,
ce que nul mortel n’avait pu faire avant lui. La cire fond, les ailes
disparaissent, et Icare se noie.
Le mythe
du phénix est plus ancien: il vient, à l’origine, des mythologies égyptiennes.
Oiseau fabuleux, souvent peint en or et en rouge, il est d’une longévité
exceptionnelle et, lorsqu’il sent sa mort venir, il se construit un bûcher dans
lequel il se consume avant d’y renaître.
Plusieurs
points communs lient ces mythes. À l’instar du mythe d’Icare, celui du phénix
est lié, chez les Égyptiens, au soleil, et cette thématique se retrouve dans sa
couleur rouge et dans le bûcher où il se plonge. Icare est aussi le mythe du
rapport au père, tout comme le phénix, dont Hérodote raconte qu’il porterait
son père mort jusque dans le temple du soleil. Enfin, ce sont tous deux des
mythes liés au vol, mais un vol fabuleux, surnaturel. La différence se trouve
dans leurs sens symboliques. Si Icare est puni pour avoir fait preuve d’hybris ( qu'est-ce que l'hybris? L’hybris, ou hubris, du grec ancien ὕϐρις / hybris, est une notion grecque qui se traduit souvent par « démesure ». C'est un sentiment violent inspiré des passions, particulièrement de l'orgueil. Les Grecs lui opposaient la tempérance et la modération. Dans la Grèce antique, l’hybris était considérée comme un crime. Elle recouvrait des violations comme les voies de fait, les agressions sexuelles et le vol de propriété publique ou sacrée1. On en trouve deux exemples bien connus : les deux discours de Démosthène, Contre Midias et le Contre Conon.
C'est la tentation de démesure ou de folie imprudente des hommes,
tentés de rivaliser avec les dieux. Cela vaut en général de terribles
punitions de la part de ces derniers.)
en voulant avoir ce que les mortels ne peuvent pas toucher, le phénix est
symbole de renaissance. On le retrouve d’ailleurs, au Moyen Âge, lié à la
figure du Christ. Ces deux mythes sont régulièrement convoqués par Apollinaire
dans Alcools. On pense à « Zone », particulièrement fondé sur le thème
du vol, mais Icare est aussi cité dans « Je n’ai plus même pitié de moi » («
Un Icare tente de s’élever jusqu’à chacun de mes yeux »). Certains
critiques pensent que le personnage énigmatique « Lul de Faltenin » en est
inspiré, et il est présent en filigrane dans bien des images (comme dans le
vers « des oiseaux protègent de leurs ailes ma face et le soleil »,
du « brasier »). Le phénix est cité dans « Zone », mais sa présence est plus
intéressante dans la dédicace initiale de « La Chanson du Mal-Aimé » : « mon amour à la
semblance / Du beau Phénix s’il meurt un soir / Le matin voit sa
renaissance ». Outre le rappel exact du caractère fabuleux de l’oiseau,
on voit que l’enjambement, liant « soir » au « matin », met en
valeur l’idée du cycle permanent des choses et surtout de la « renaissance »,
celle de l’amour.
2. Le poème « Zone » s’ouvre
sur la mention de « Port aviation», le premier aérodrome français. Dès
lors, les figures du vol s’enchaînent, et la strophe des vers 42 à 70
est la plus remarquable à cet égard. Le vers 42 débute par la mention
du « Christ », dont il est dit au vers précédent qu’il « détient le record du monde pour la hauteur », dans
une comparaison assez iconoclaste entre Christ et aviateurs, tout aussi
ironique que la remarque des diables au vers 47 qui l’appellent « voleur
» parce qu’il sait « voler »... Le vers 49 lie la figure
d’Icare à une personne réelle, Apollonius de Thyane, et à des
personnages bibliques, tandis que la « Sainte-Eucharistie » est
associée au « premier aéroplane ». Se déroulent ensuite des listes
immenses d’oiseaux, familiers (« hirondelles », « faucons »,
« hiboux »), exotiques (« ibis » ou « marabouts »),
légendaires (« pihis » et « oiseau Roc »), mythologiques (« phénix
» et « sirènes »). Ce syncrétisme grandiose lie ainsi réel et
imaginaire, temps mythiques et temps modernes, paganisme et
christianisme, le tout accentué par l’exagération de l’élan de la liste
et de sa poésie, et par les pluriels et les hyperboles (« éternellement
», « millions », « à tire d’aile », « bellement »).
Mais si tous sont réunis, c’est autour d’une chose bien concrète, comme
le disent les derniers vers de la strophe : « Et tous […]
fraternisent avec la volante machine ».
Dans l’invention de l’avion, Apollinaire lie la grandeur
incroyable de l’homme, ses capacités inouïes, à lui, mortel qui a su, mieux qu’Icare,
approcher le soleil. Il s’en explique dans L’Esprit nouveau et les
poètes, en 1917 : « Tant que les avions ne peuplaient pas le ciel,
la fable d’Icare n’était qu’une vérité supposée. Aujourd’hui ce n’est
plus une fable. (...) Les fables s’étant pour la plupart réalisées et au-delà,
c’est au poète d’en imaginer de nouvelles que les inventeurs puissent à leur
tour réaliser ».
Plus largement encore, le
thème du vol parcourt tout le recueil Alcools, par exemple « la
colombe » de « Voie Lactée », l’« Oiseau tranquille au vol inverse »
de « Cortège », les « anges » de « Blanche-Neige », « cette abeille
Arcture » dans « Clair de lune », les chanteuses de « Vendémiaire », « ayant
pris leur
vol vers le brûlant soleil », et toutes les sirènes
mentionnées.
L’envol, c’est aussi symboliquement le mouvement
constant, l’ascension éternelle et dirigée toujours plus haut, plus loin.
C’est la particularité des oiseaux de paradis, volatiles
fabuleux qui ne peuvent jamais se poser, volent à l’envers, et s’élèvent davantage
à mesure qu’ils pondent. Et c’est justement dans le poème « Cortège », où
Apollinaire s’interroge sur sa vie, qu’ils apparaissent. « Je me disais
Guillaume il est temps que tu viennes ». Tout est question de
mouvement, comme le titre même, « Cortège », l’indique. Dans « Zone », c’est
l’élan d’une marche parisienne ; « La Chanson du Mal-Aimé » s’ouvre
sur une
promenade à Londres ; les morts de « La maison des morts
» forment une longue procession ; « Marizibill » « allait
et venait »,etc. Toutes ces marches trouvent leur acmé dans «
Vendémiaire ».
Le poète « passant le long des quais déserts »
pour rentrer chez lui entend les voix de toutes les villes, qui l’accompagnent
dans un dernier cortège immense. L’envol est alors mystique,
vers « tout l’univers », dans une adresse au
monde entier (« Écoutez-moi »), et le poème se clôt sur une aube qui pourrait être à
l’image du phénix. Alors que la nuit meurt (« s’achevait »,
« s’éteignait »,« mouraient », le lexique est parlant), c’est
dans un éclat « rouge », comme les flammes du bûcher, que le jour-phénix « naissait
à peine ». Le recueil tout entier
est à cette image de la renaissance,
de la fermentation alcoolique à la fermentation poétique
qui redonne
la vie en redonnant la voix.
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