– Le chapitre VII, de « Mme de Rênal était une de ces femmes de
province » à « au milieu desquels il
fallait vivre. »
Madame de Rênal était une de ces femmes de province, que l’on peut très bien
prendre pour des sottes pendant les quinze premiers jours qu’on les voit. Elle
n’avait aucune expérience de la vie, et ne se souciait pas de parler. Douée
d’une âme délicate et dédaigneuse, cet instinct de bonheur naturel à tous les
êtres faisait que, la plupart du temps, elle ne donnait aucune attention aux
actions des personnages grossiers, au milieu desquels le hasard l’avait jetée. On l’eût remarquée pour le naturel et la vivacité d’esprit, si elle eût reçu la moindre éducation. Mais en sa qualité d’héritière, elle avait été élevée chez des religieuses adoratrices passionnées du Sacré-Cœur de Jésus, et animées d’une haine violente pour les Français ennemis des jésuites. Madame de Rênal s’était trouvée assez de sens pour oublier bientôt, comme absurde, tout ce qu’elle avait appris au couvent ; mais elle ne mit rien à la place, et finit par ne rien savoir. Les flatteries précoces dont elle avait été l’objet, en sa qualité d’héritière d’une grande fortune, et un penchant décidé à la dévotion passionnée, lui avaient donné une manière de vivre tout intérieure. Avec l’apparence de la condescendance la plus parfaite, et d’une abnégation de volonté, que les maris de Verrières citaient en exemple à leurs femmes, et qui faisait l’orgueil de M. de Rênal, la conduite habituelle de son âme était en effet le résultat de l’humeur la plus altière. Telle princesse, citée à cause de son orgueil, prête infiniment plus d’attention à ce que ses gentilshommes font autour d’elle, que cette femme si douce, si modeste en apparence, n’en donnait à tout ce que disait ou faisait son mari. Jusqu’à l’arrivée de Julien, elle n’avait réellement eu d’attention que pour ses enfants. Leurs petites maladies, leurs douleurs, leurs petites joies, occupaient toute la sensibilité de cette âme, qui, de la vie, n’avait adoré que Dieu, quand elle était au Sacré-Cœur de Besançon.
Sans qu’elle daignât le dire à personne, un accès de fièvre d’un de ses fils la mettait presque dans le même état, que si l’enfant eût été mort. Un éclat de rire grossier, un haussement d’épaule, accompagné de quelque maxime triviale sur la folie des femmes, avaient constamment accueilli les confidences de ce genre de chagrins, que le besoin d’épanchement l’avait portée à faire à son mari, dans les premières années de leur mariage. Ces sortes de plaisanteries quand surtout elles portaient sur les maladies de ses enfants, retournaient le poignard dans le cœur de madame de Rênal. Voilà ce qu’elle trouva au lieu des flatteries empressées et mielleuses du couvent jésuitique où elle avait passé sa jeunesse. Son éducation fut faite par la douleur. Trop fière pour parler de ce genre de chagrins, même à son amie madame Derville, elle se figura que tous les hommes étaient comme son mari, M. Valenod et le sous-préfet Charcot de Maugiron. La grossièreté, et la plus brutale insensibilité à tout ce qui n’était pas intérêt d’argent, de préséance ou de croix ; la haine aveugle pour tout raisonnement qui les contrariait, lui parurent des choses naturelles à ce sexe, comme porter des bottes et un chapeau de feutre.
Après de longues années, madame de Rênal n’était pas encore accoutumée à ces gens à argent au milieu desquels il fallait vivre.
– Le dernier paragraphe du chapitre VII : « Mme de Rênal, riche
héritière » à « le plus petit reproche. »
Madame de Rênal, riche
héritière d’une tante dévote, mariée à seize ans à un bon gentilhomme, n’avait
de sa vie éprouvé ni vu rien qui ressemblât le moins du monde à l’amour. Ce
n’était guère que son confesseur, le bon curé Chélan, qui lui avait parlé de
l’amour, à propos des poursuites de M. Valenod, et il lui en avait fait une
image si dégoûtante, que ce mot ne lui représentait que l’idée du libertinage
le plus abject. Elle regardait comme une exception, ou même comme tout à fait
hors de nature, l’amour tel qu’elle l’avait trouvé dans le très petit nombre de
romans que le hasard avait mis sous ses yeux. Grâce à cette ignorance, madame
de Rênal, parfaitement heureuse, occupée sans cesse de Julien, était loin de se
faire le plus petit reproche.
– Le début du chapitre IX, lorsque Julien s’engage à la conquête
de la main de Mme de Rênal, jusqu’à « la timidité et l’orgueil s’étaient
livrés dans son coeur ».
Ses regards le lendemain, quand il revit madame de Rênal, étaient
singuliers ; il l’observait comme un ennemi avec lequel il va falloir se
battre. Ces regards, si différents de ceux de la veille, firent perdre la tête
à madame de Rênal ; elle avait été bonne pour lui, et il paraissait fâché.
Elle ne pouvait détacher ses regards des siens. La présence de madame Derville permettait à Julien de moins parler et de s’occuper davantage de ce qu’il avait dans la tête. Son unique affaire, toute cette journée, fut de se fortifier par la lecture du livre inspiré qui retrempait son âme.
Il abrégea beaucoup les leçons des enfants, et ensuite, quand la présence de madame de Rênal vint le rappeler tout à fait aux soins de sa gloire, il décida qu’il fallait absolument qu’elle permît ce soir-là que sa main restât dans la sienne.
Le soleil en baissant, et rapprochant le moment décisif, fit battre le cœur de Julien d’une façon singulière. La nuit vint. Il observa avec une joie qui lui ôta un poids immense de dessus la poitrine, qu’elle serait fort obscure. Le ciel chargé de gros nuages, promenés par un vent très chaud, semblait annoncer une tempête. Les deux amies se promenèrent fort tard. Tout ce qu’elles faisaient ce soir-là semblait singulier à Julien. Elles jouissaient de ce temps, qui, pour certaines âmes délicates, semble augmenter le plaisir d’aimer.
On s’assit enfin, madame de Rênal à côté de Julien, et madame Derville près de son amie. Préoccupé de ce qu’il allait tenter, Julien ne trouvait rien à dire. La conversation languissait.
Serai-je aussi tremblant et malheureux au premier duel qui me viendra ? se dit Julien ; car il avait trop de méfiance et de lui et des autres, pour ne pas voir l’état de son âme.
Dans sa mortelle angoisse, tous les dangers lui eussent semblé préférables. Que de fois ne désira-t-il pas voir survenir à madame de Rênal quelque affaire qui l’obligeât de rentrer à la maison et de quitter le jardin ! La violence que Julien était obligé de se faire, était trop forte pour que sa voix ne fût pas profondément altérée ; bientôt la voix de madame de Rênal devint tremblante aussi, mais Julien ne s’en aperçut point. L’affreux combat que le devoir livrait à la timidité était trop pénible, pour qu’il fût en état de rien observer hors lui-même. Neuf heures trois quarts venaient de sonner à l’horloge du château, sans qu’il eût encore rien osé. Julien, indigné de sa lâcheté, se dit : Au moment précis où dix heures sonneront, j’exécuterai ce que, pendant toute la journée, je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brûler la cervelle.
Après un dernier moment d’attente et d’anxiété, pendant lequel l’excès de l’émotion mettait Julien comme hors de lui, dix heures sonnèrent à l’horloge qui était au-dessus de sa tête. Chaque coup de cette cloche fatale retentissait dans sa poitrine, et y causait comme un mouvement physique.
Enfin, comme le dernier coup de dix heures retentissait encore, il étendit la main, et prit celle de madame de Rênal, qui la retira aussitôt. Julien, sans trop savoir ce qu’il faisait, la saisit de nouveau. Quoique bien ému lui-même, il fut frappé de la froideur glaciale de la main qu’il prenait ; il la serrait avec une force convulsive ; on fit un dernier effort pour la lui ôter, mais enfin cette main lui resta.
Son âme fut inondée de bonheur, non qu’il aimât madame de Rênal, mais un affreux supplice venait de cesser. Pour que madame Derville ne s’aperçût de rien, il se crut obligé de parler ; sa voix alors était éclatante et forte. Celle de madame de Rênal, au contraire, trahissait tant d’émotion, que son amie la crut malade et lui proposa de rentrer. Julien sentit le danger : Si madame de Rênal rentre au salon, je vais retomber dans la position affreuse où j’ai passé la journée. J’ai tenu cette main trop peu de temps pour que cela compte comme un avantage qui m’est acquis.
Au moment où madame Derville renouvelait la proposition de rentrer au salon, Julien serra fortement la main qu’on lui abandonnait.
Madame de Rênal, qui se levait déjà, se rassit en disant, d’une voix mourante :
— Je me sens, à la vérité, un peu malade, mais le grand air me fait du bien.
Ces mots confirmèrent le bonheur de Julien, qui, dans ce moment, était extrême : il parla, il oublia de feindre, il parut l’homme le plus aimable aux deux amies qui l’écoutaient. Cependant il y avait encore un peu de manque de courage dans cette éloquence qui lui arrivait tout à coup. Il craignait mortellement que madame Derville, fatiguée du vent qui commençait à s’élever, et qui précédait la tempête, ne voulût rentrer seule au salon. Alors il serait resté en tête à tête avec madame de Rênal. Il avait eu presque par hasard le courage aveugle qui suffit pour agir ; mais il sentait qu’il était hors de sa puissance de dire le mot le plus simple à madame de Rênal. Quelques légers que fussent ses reproches, il allait être battu, et l’avantage qu’il venait d’obtenir anéanti.
Heureusement pour lui, ce soir-là, ses discours touchants et emphatiques trouvèrent grâce devant madame Derville, qui très souvent le trouvait gauche comme un enfant, un peu amusant. Pour madame de Rênal, la main dans celle de Julien, elle ne pensait à rien ; elle se laissait vivre. Les heures qu’on passa sous ce grand tilleul que la tradition du pays dit planté par Charles le Téméraire, furent pour elle une époque de bonheur. Elle écoutait avec délices les gémissements du vent dans l’épais feuillage du tilleul, et le bruit de quelques gouttes rares qui commençaient à tomber sur ses feuilles les plus basses. Julien ne remarqua pas une circonstance qui l’eût bien rassuré ; madame de Rênal, qui avait été obligée de lui ôter sa main, parce qu’elle se leva pour aider sa cousine à relever un vase de fleurs que le vent venait de renverser à leurs pieds, fut à peine assise de nouveau, qu’elle lui rendit sa main presque sans difficulté, et comme si déjà c’eût été entre eux une chose convenue.
Minuit était sonné depuis longtemps ; il fallut enfin quitter le jardin ; on se sépara. Madame de Rênal, transportée du bonheur d’aimer, était tellement ignorante, qu’elle ne se faisait presque aucun reproche. Le bonheur lui ôtait le sommeil. Un sommeil de plomb s’empara de Julien, mortellement fatigué des combats que toute la journée la timidité et l’orgueil s’étaient livrés dans son cœur.
– L’épisode du portrait de Napoléon, qui révèle la jalousie de
Mme de Rênal (chapitre IX, de « Sauvez-moi la vie, dit Julien » à « avec
dédain, et s’éloigna. »).
— Sauvez-moi la vie, dit Julien à madame de Rênal, vous seule le
pouvez ; car vous savez que le valet de chambre me hait à la mort. Je dois
vous avouer, madame, que j’ai un portrait ; je l’ai caché dans la
paillasse de mon lit. À ce mot, madame de Rênal devint pâle à son tour.
— Vous seule, madame, pouvez dans ce moment entrer dans ma chambre ; fouillez, sans qu’il y paraisse, dans l’angle de la paillasse qui est le plus rapproché de la fenêtre, vous y trouverez une petite boîte de carton noir et lisse.
— Elle renferme un portrait ! dit madame de Rênal, pouvant à peine se tenir debout.
Son air de découragement fut aperçu de Julien, qui aussitôt en profita.
— J’ai une seconde grâce à vous demander, madame : je vous supplie de ne pas regarder ce portrait, c’est mon secret.
— C’est un secret ! répéta madame de Rênal, d’une voix éteinte.
Mais, quoique élevée parmi des gens fiers de leur fortune, et sensibles au seul intérêt d’argent, l’amour avait déjà mis de la générosité dans cette âme. Cruellement blessée, ce fut avec l’air du dévouement le plus simple que madame de Rênal fit à Julien les questions nécessaires pour pouvoir bien s’acquitter de sa commission.
— Ainsi, lui dit-elle en s’éloignant, une petite boîte ronde, de carton noir, bien lisse.
— Oui, madame, répondit Julien de cet air dur que le danger donne aux hommes.
Elle monta au second étage du château, pâle comme si elle fût allée à la mort. Pour comble de misère elle sentit qu’elle était sur le point de se trouver mal ; mais la nécessité de rendre service à Julien lui rendit des forces.
Il faut que j’aie cette boîte, se dit-elle en doublant le pas.
Elle entendit son mari parler au valet de chambre, dans la chambre même de Julien. Heureusement, ils passèrent dans celle des enfants. Elle souleva le matelas et plongea la main dans la paillasse avec une telle violence qu’elle s’écorcha les doigts. Mais quoique fort sensible aux petites douleurs de ce genre, elle n’eut pas la conscience de celle-ci, car presque en même temps, elle sentit le poli de la boîte de carton. Elle la saisit et disparut.
À peine fut-elle délivrée de la crainte d’être surprise par son mari, que l’horreur que lui causait cette boîte fut sur le point de la faire décidément se trouver mal.
Julien est donc amoureux, et je tiens là le portrait de la femme qu’il aime !
Assise sur une chaise dans l’antichambre de cet appartement, madame de Rênal était en proie à toutes les horreurs de la jalousie. Son extrême ignorance lui fut encore utile en ce moment, l’étonnement tempérait la douleur. Julien parut, saisit la boîte, sans remercier, sans rien dire, et courut dans sa chambre où il fit du feu, et la brûla à l’instant. Il était pâle, anéanti, il s’exagérait l’étendue du danger qu’il venait de courir.
Le portrait de Napoléon, se disait-il en hochant la tête, trouvé caché chez un homme qui fait profession d’une telle haine pour l’usurpateur ! trouvé par M. de Rênal, tellement ultra et tellement irrité ! et pour comble d’imprudence sur le carton blanc derrière le portrait, des lignes écrites de ma main ! et qui ne peuvent laisser aucun doute sur l’excès de mon admiration ! et chacun de ces transports d’amour est daté ! Il y en a d’avant-hier.
Toute ma réputation tombée, anéantie en un moment ! se disait Julien, en voyant brûler la boîte, et ma réputation est tout mon bien, je ne vis que par elle… et encore, quelle vie, grand Dieu !
Une heure après, la fatigue et la pitié qu’il sentait pour lui-même le disposaient à l’attendrissement. Il rencontra madame de Rênal et prit sa main qu’il baisa avec plus de sincérité qu’il n’avait jamais fait. Elle rougit de bonheur, et presque au même instant, repoussa Julien avec la colère de la jalousie. La fierté de Julien si récemment blessée en fit un sot dans ce moment. Il ne vit en madame de Rênal qu’une femme riche, il laissa tomber sa main avec dédain et s’éloigna.
– Le chapitre XI, de « M. de Rênal parlait politique avec colère » à
« excepté pour le maire de
Verrières, qui ne pouvait oublier ses industriels
enrichis. »
Madame de Rênal frémit. Son mari était à quatre pas, elle se hâta de donner sa main à Julien, et en même temps de le repousser un peu. Comme M. de Rênal continuait ses injures contre les gens de rien et les jacobins qui s’enrichissent, Julien couvrait la main qu’on lui avait laissée de baisers passionnés ou du moins qui semblaient tels à madame de Rênal. Cependant la pauvre femme avait eu la preuve, dans cette journée fatale, que l’homme qu’elle adorait sans se l’avouer aimait ailleurs ! Pendant toute l’absence de Julien, elle avait été en proie à un malheur extrême, qui l’avait fait réfléchir.
Quoi ! j’aimerais, se disait-elle, j’aurais de l’amour ! Moi, femme mariée, je serais amoureuse ; mais, se disait-elle, je n’ai jamais éprouvé pour mon mari cette sombre folie, qui fait que je ne puis détacher ma pensée de Julien. Au fond, ce n’est qu’un enfant plein de respect pour moi ! Cette folie sera passagère. Qu’importe à mon mari les sentiments que je puis avoir pour ce jeune homme ? M. de Rênal serait ennuyé des conversations que j’ai avec Julien, sur des choses d’imagination. Lui, il pense à ses affaires. Je ne lui enlève rien pour le donner à Julien.
Aucune hypocrisie ne venait altérer la pureté de cette âme naïve, égarée par une passion qu’elle n’avait jamais éprouvée. Elle était trompée, mais à son insu, et cependant un instinct de vertu était effrayé. Tels étaient les combats qui l’agitaient quand Julien parut au jardin. Elle l’entendit parler, presque au même instant elle le vit s’asseoir à ses côtés. Son âme fut comme enlevée par ce bonheur charmant qui depuis quinze jours l’étonnait plus encore qu’il ne la séduisait. Tout était imprévu pour elle. Cependant, après quelques instants, il suffit donc, se dit-elle, de la présence de Julien pour effacer tous ses torts ? Elle fut effrayée ; ce fut alors qu’elle lui ôta sa main.
Les baisers remplis de passion, et tels que jamais elle n’en avait reçus de pareils, lui firent tout à coup oublier que peut-être il aimait une autre femme. Bientôt il ne fut plus coupable à ses yeux. La cessation de la douleur poignante, fille du soupçon, la présence d’un bonheur que jamais elle n’avait même rêvé, lui donnèrent des transports d’amour et de folle gaieté. Cette soirée fut charmante pour tout le monde, excepté pour le maire de Verrières, qui ne pouvait oublier ses industriels enrichis.
– La fin du chapitre XI, de « Mme de Rênal n’avait aucune expérience
de la vie » à la fin du chapitre.
Madame de Rênal n’avait aucune expérience de la vie ; même pleinement
éveillée et dans l’exercice de toute sa raison, elle n’eût aperçu aucun
intervalle entre être coupable aux yeux de Dieu, et se trouver accablée en
public des marques les plus bruyantes du mépris général. Quand l’affreuse idée d’adultère et de toute l’ignominie que, dans son opinion, ce crime entraîne à sa suite, lui laissait quelque repos, et qu’elle venait à songer à la douceur de vivre avec Julien innocemment, et comme par le passé, elle se trouvait jetée dans l’idée horrible que Julien aimait une autre femme. Elle voyait encore sa pâleur quand il avait craint de perdre son portrait, ou de la compromettre en le laissant voir. Pour la première fois, elle avait surpris la crainte sur cette physionomie si tranquille et si noble. Jamais il ne s’était montré ému ainsi pour elle ou pour ses enfants. Ce surcroît de douleur arriva à toute l’intensité de malheur qu’il est donné à l’âme humaine de pouvoir supporter. Sans s’en douter, madame de Rênal jeta des cris qui réveillèrent sa femme de chambre. Tout à coup elle vit paraître auprès de son lit la clarté d’une lumière, et reconnut Élisa.
— Est-ce vous qu’il aime ? s’écria-t-elle dans sa folie.
La femme de chambre, étonnée du trouble affreux dans lequel elle surprenait sa maîtresse, ne fit heureusement aucune attention à ce mot singulier. Madame de Rênal sentit son imprudence : J’ai de la fièvre, lui dit-elle, et, je crois, un peu de délire, restez auprès de moi. Tout à fait réveillée par la nécessité de se contraindre, elle se trouva moins malheureuse ; la raison reprit l’empire que l’état de demi-sommeil lui avait ôté. Pour se délivrer du regard fixe de sa femme de chambre, elle lui ordonna de lire le journal, et ce fut au bruit monotone de la voix de cette fille, lisant un long article de la Quotidienne, que madame de Rênal prit la résolution vertueuse de traiter Julien avec une froideur parfaite quand elle le reverrait.
– Le chapitre XII, du début à « Il n’était plus question de résister à
cet amant si aimable, mais de le perdre à jamais. »
Le lendemain, dès cinq heures, avant que madame de Rênal fût visible, Julien
avait obtenu de son mari un congé de trois jours. Contre son attente, Julien se
trouva le désir de la revoir, il songeait à sa main si jolie. Il descendit au
jardin, madame de Rênal se fit longtemps attendre. Mais si Julien l’eût aimée,
il l’eut aperçue derrière les persiennes à demi fermées du premier étage, le
front appuyé contre la vitre. Elle le regardait. Enfin, malgré ses résolutions,
elle se détermina à paraître au jardin. Sa pâleur habituelle avait fait place
aux plus vives couleurs. Cette femme si naïve était évidemment agitée : un
sentiment de contrainte et même de colère altérait cette expression de sérénité
profonde et comme au-dessus de tous les vulgaires intérêts de la vie, qui
donnait tant de charmes à cette figure céleste. Julien s’approcha d’elle avec empressement ; il admirait ces bras si beaux qu’un châle jeté à la hâte laissait apercevoir. La fraîcheur de l’air du matin semblait augmenter encore l’éclat d’un teint que l’agitation de la nuit ne rendait que plus sensible à toutes les impressions. Cette beauté modeste et touchante, et cependant pleine de pensées que l’on ne trouve point dans les classes inférieures, semblait révéler à Julien une faculté de son âme qu’il n’avait jamais sentie. Tout entier à l’admiration des charmes que surprenait son regard avide, Julien ne songeait nullement à l’accueil amical qu’il s’attendait à recevoir. Il fût d’autant plus étonné de la froideur glaciale qu’on cherchait à lui montrer, et à travers laquelle il crut même distinguer l’intention de le remettre à sa place.
Le sourire du plaisir expira sur ses lèvres ; il se souvint du rang qu’il occupait dans la société, et surtout aux yeux d’une noble et riche héritière. En un moment il n’y eut plus sur sa physionomie que de la hauteur et de la colère contre lui-même. Il éprouvait un violent dépit d’avoir pu retarder son départ de plus d’une heure pour recevoir un accueil aussi humiliant.
Il n’y a qu’un sot, se dit-il, qui soit en colère contre les autres : une pierre tombe parce qu’elle est pesante. Serai-je toujours un enfant ? quand donc aurai-je contracté la bonne habitude de donner de mon âme à ces gens-là juste pour leur argent ? Si je veux être estimé et d’eux et de moi-même, il faut leur montrer que c’est ma pauvreté qui est en commerce avec leur richesse ; mais que mon cœur est à mille lieues de leur insolence et placé dans une sphère trop haute pour être atteint par leur petites marques de dédain ou de faveur.
Pendant que ces sentiments se pressaient en foule dans l’âme du jeune précepteur, sa physionomie mobile prenait l’expression de l’orgueil souffrant et de la férocité. Madame de Rênal en fut toute troublée. La froideur vertueuse qu’elle avait voulu donner à son accueil fit place à l’expression de l’intérêt, et d’un intérêt animé par toute la surprise du changement subit qu’elle venait de voir. Les paroles vaines que l’on s’adresse le matin sur la santé, sur la beauté du jour, tarirent à la fois chez tous les deux. Julien, dont le jugement n’était pas troublé par aucune passion, trouva bien vite un moyen de marquer à madame de Rênal combien peu il se croyait avec elle dans des rapports d’amitié ; il ne lui dit rien du petit voyage qu’il allait entreprendre, la salua et partit.
Comme elle le regardait aller, atterrée de la hauteur sombre qu’elle lisait dans ce regard si aimable la veille, son fils aîné, qui accourait du fond du jarfin, lui dit en l’embrassant :
— Nous avons congé, M. Julien s’en va pour un voyage.
À ce mot, madame de Rênal se sentit saisie d’un froid mortel ; elle était malheureuse par sa vertu, et plus malheureuse encore par sa faiblesse.
Ce nouvel événement vint occuper toute son imagination ; elle fut emportée bien au-delà des sages résolutions qu’elle devait à la nuit terrible qu’elle venait de passer. Il n’était plus question de résister à cet amant si aimable, mais de le perdre à jamais.
– Le chapitre XV en intégralité.
Si Julien avait eu un peu de l’adresse qu’il se supposait si gratuitement,
il eût pu s’applaudir le lendemain de l’effet produit par son voyage à
Verrières. Son absence avait fait oublier ses gaucheries. Ce jour-là encore, il
fut assez maussade, sur le soir une idée ridicule lui vint et il la communiqua
à madame de Rênal, avec une rare intrépidité. À peine fut-on assis au jardin, que, sans attendre une obscurité suffisante, Julien approcha sa bouche de l’oreille de madame de Rênal, et au risque de la compromettre horriblement, il lui dit :
— Madame, cette nuit à deux heures, j’irai dans votre chambre, je dois vous dire quelque chose.
Julien tremblait que sa demande ne fût accordée ; son rôle de séducteur lui pesait si horriblement que s’il eût pu suivre son penchant, il se fût retiré dans sa chambre pour plusieurs jours, et n’eut plus vu ces dames. Il comprenait que, par sa conduite savante de la veille, il avait gâté toutes les belles apparences du jour précédent, et ne savait réellement à quel saint se vouer.
Madame de Rênal répondit avec une indignation réelle, et nullement exagérée, à l’annonce impertinente que Julien osait lui faire. Il crut voir du mépris dans sa courte réponse. Il est sûr que dans cette réponse, prononcée fort bas, le mot fi donc avait paru. Sous prétexte de quelque chose à dire aux enfants, Julien alla dans leur chambre, et à son retour il se plaça à côté de madame Derville et fort loin de madame de Rênal. Il s’ôta ainsi toute possibilité de lui prendre la main. La conversation fut sérieuse, et Julien s’en tira fort bien, à quelques moments de silence près, pendant lesquels il se creusait la cervelle. Que ne puis-je inventer quelque belle manœuvre, se disait-il, pour forcer madame de Rênal à me rendre ces marques de tendresse non équivoques qui me faisaient croire il y a trois jours qu’elle était à moi !
Julien était extrêmement déconcerté de l’état presque désespéré où il avait mis ses affaires. Rien cependant ne l’eût plus embarrassé que le succès.
Lorsqu’on se sépara à minuit, son pessimisme lui fit croire qu’il jouissait du mépris de madame Derville, et que probablement il n’était guère mieux avec madame de Rênal.
De fort mauvaise humeur et très humilié, Julien ne dormit point. Il était à mille lieues de l’idée de renoncer à toute feinte, à tout projet, et de vivre au jour le jour avec madame de Rênal, en se contentant comme un enfant du bonheur qu’apporterait chaque journée.
Il se fatigua le cerveau à inventer des manœuvres savantes, un instant après il les trouvait absurdes ; il était en un mot fort malheureux quand deux heures sonnèrent à l’horloge du château.
Ce bruit le réveilla comme le chant du coq réveilla saint Pierre. Il se vit au moment de l’évènement le plus pénible. Il n’avait plus songé à sa proposition impertinente, depuis le moment où il l’avait faite ; elle avait été si mal reçue !
Je lui ai dit que j’irais chez elle à deux heures, se dit-il en se levant ; je puis être inexpérimenté et grossier comme il appartient au fils d’un paysan. Madame Derville me l’a fait assez entendre, mais du moins je ne serai pas faible.
Julien avait raison de s’applaudir de son courage, jamais il ne s’était imposé une contrainte plus pénible. En ouvrant sa porte il était tellement tremblant que ses genoux se dérobaient sous lui, et il fut forcé de s’appuyer contre le mur.
Il était sans souliers. Il alla écouter à la porte de M. de Rênal, dont il put distinguer le ronflement. Il en fut désolé. Il n’y avait donc plus de prétexte pour ne pas aller chez elle. Mais grand Dieu, qu’y ferait-il ? Il n’avait aucun projet, et quand il en aurait eu, il se sentait tellement troublé qu’il eût été hors d’état de les suivre.
Enfin, souffrant plus mille fois que s’il eût marché à la mort, il entra dans le corridor qui menait à la chambre de madame de Rênal. Il ouvrit la porte d’une main tremblante et en faisant un bruit effroyable.
Il y avait de la lumière, une veilleuse brûlait sous la cheminée ; il ne s’attendait pas à ce nouveau malheur. En le voyant entrer madame de Rênal se jeta vivement hors de son lit. — Malheureux ! s’écria-t-elle. Il y eut un peu de désordre. Julien oublia ses vains projets et revint à son rôle naturel ; ne pas plaire à une femme si charmante lui parut le plus grand des malheurs. Il ne répondit à ses reproches qu’en se jetant à ses pieds, en embrassant ses genoux. Comme elle lui parlait avec une extrême dureté, il fondit en larmes.
Quelques heures après, quand Julien sortit de la chambre de madame de Rênal, on eût pu dire en style de roman, qu’il n’avait plus rien à désirer. En effet, il devait à l’amour qu’il avait inspiré, et à l’impression imprévue qu’avaient produite sur lui des charmes séduisants, une victoire à laquelle ne l’eût pas conduit toute son adresse si maladroite.
Mais, dans les moments les plus doux, victime d’un orgueil bizarre, il prétendit encore jouer le rôle d’un homme accoutumé à subjuguer des femmes : il fit des efforts d’attention incroyables pour gâter ce qu’il avait d’aimable. Au lieu d’être attentif aux transports qu’il faisait naître, et aux remords qui en relevaient la vivacité, l’idée du devoir ne cessa jamais d’être présente à ses yeux. Il craignait un remords affreux et un ridicule éternel, s’il s’écartait du modèle idéal qu’il se proposait de suivre. En un mot, ce qui faisait de Julien un être supérieur fut précisément ce qui l’empêcha de goûter le bonheur qui se plaçait sous ses pas. C’est une jeune fille de seize ans, qui a des couleurs charmantes, et qui, pour aller au bal, a la folie de mettre du rouge.
Mortellement effrayée de l’apparition de Julien, madame de Rênal fut bientôt en proie aux plus cruelles alarmes. Les pleurs et le désespoir de Julien la troublaient vivement.
Même, quand elle n’eut plus rien à lui refuser, elle repoussait Julien loin d’elle, avec une indignation réelle, et ensuite se jetait dans ses bras. Aucun projet ne paraissait dans toute cette conduite. Elle se croyait damnée sans rémission, et cherchait à se cacher la vue de l’enfer, en accablant Julien des plus vives caresses. En un mot, rien n’eût manqué au bonheur de notre héros, pas même une sensibilité brûlante dans la femme qu’il venait d’enlever, s’il eût su en jouir. Le départ de Julien ne fit point cesser les transports qui l’agitaient malgré elle, et ses combats avec les remords qui la déchiraient.
Mon Dieu ! être heureux, être aimé, n’est-ce que ça ? Telle fut la première pensée de Julien, en rentrant dans sa chambre. Il était dans cet état d’étonnement et de trouble inquiet où tombe l’âme qui vient d’obtenir ce qu’elle a longtemps désiré. Elle est habituée à désirer, ne trouve plus quoi désirer, et cependant n’a pas encore de souvenirs. Comme le soldat qui revient de la parade, Julien fut attentivement occupé à repasser tous les détails de sa conduite. N’ai-je manqué à rien de ce que je me dois à moi-même ? Ai-je bien joué mon rôle ?
Et quel rôle ? celui d’un homme accoutumé à être brillant avec les femmes.
– Le chapitre XIX, de « Alors le remords continu ôta à Mme de
Rênal jusqu’à la faculté de dormir » jusqu’à « Enfin le ciel eut pitié de
cette mère malheureuse ».
Alors le remords continu ôta à madame de Rênal jusqu’à la faculté de
dormir ; elle ne sortait point d’un silence farouche : si elle eût
ouvert la bouche, c’eût été pour avouer son crime à Dieu et aux hommes. — Je vous en conjure, lui disait Julien, dès qu’ils se trouvaient seuls, ne parlez à personne ; que je sois le seul confident de vos peines. Si vous m’aimez encore, ne parlez pas : vos paroles ne peuvent ôter la fièvre à notre Stanislas. Mais ses consolations ne produisaient aucun effet ; il ne savait pas que madame de Rênal s’était mis dans la tête que pour apaiser la colère du Dieu jaloux, il fallait haïr Julien ou voir mourir son fils. C’était parce qu’elle sentait qu’elle ne pouvait haïr son amant qu’elle était si malheureuse.
— Fuyez-moi, dit-elle un jour à Julien ; au nom de Dieu, quittez cette maison : c’est votre présence ici qui tue mon fils.
— Dieu me punit, ajouta-t-elle à voix basse, il est juste ; j’adore son équité ; mon crime est affreux, et je vivais sans remords ! C’était le premier signe de l’abandon de Dieu : je dois être punie doublement.
Julien fut profondément touché. Il ne pouvait voir là ni hypocrisie ni exagération. Elle croit tuer son fils en m’aimant, et cependant la malheureuse m’aime plus que son fils. Voilà, je n’en puis douter, le remords qui la tue ; voilà de la grandeur dans les sentiments. Mais comment ai-je pu inspirer un tel amour, moi, si pauvre, si mal élevé, si ignorant, quelquefois si grossier dans mes façons !
Une nuit, l’enfant fut au plus mal. Vers les deux heures du matin, M. de Rênal vint le voir. L’enfant, dévoré par la fièvre, était fort rouge et ne put reconnaître son père. Tout à coup madame de Rênal se jeta aux pieds de son mari : Julien vit qu’elle allait tout dire et se perdre à jamais.
Par bonheur, ce mouvement singulier importuna M. de Rênal.
— Adieu ! adieu ! dit-il en s’en allant.
— Non, écoute moi, s’écria sa femme à genoux devant lui, et cherchant à le retenir. Apprends toute la vérité. C’est moi qui tue mon fils. Je lui ai donné la vie, et je la lui reprends. Le ciel me punit, aux yeux de Dieu, je suis coupable de meurtre. Il faut que je me perde et m’humilie moi-même ; peut-être ce sacrifice apaisera le Seigneur.
Si M. de Rênal eût été un homme d’imagination, il savait tout.
— Idées romanesques, s’écria-t-il en éloignant sa femme qui cherchait à embrasser ses genoux. Idées romanesques que tout cela ! Julien, faites appeler le médecin à la pointe du jour. Et il retourna se coucher. Madame de Rênal tomba à genoux, à demi évanouie, en repoussant avec un mouvement convulsif Julien qui voulait la secourir.
Julien resta étonné.
Voilà donc l’adultère, se dit-il !… Serait-il possible que ces prêtres si fourbes… eussent raison ? Eux qui commettent tant de péchés auraient le privilège de connaître la vraie théorie du péché ? Quelle bizarrerie !…
Depuis vingt minutes que M. de Rênal s’était retiré, Julien voyait la femme qu’il aimait, la tête appuyée sur le petit lit de l’enfant, immobile et presque sans connaissance. Voilà une femme d’un génie supérieur réduite au comble du malheur, parce qu’elle m’a connu, se dit-il.
Les heures avancent rapidement. Que puis-je pour elle ? Il faut se décider. Il ne s’agit plus de moi ici. Que m’importent les hommes et leurs plates simagrées ? Que puis-je pour elle ?… la quitter ? Mais je la laisse seule en proie à la plus affreuse douleur. Cet automate de mari lui nuit plus qu’il ne lui sert. Il lui dira quelque mot dur, à force d’être grossier ; elle peut devenir folle, se jeter par la fenêtre.
Si je la laisse, si je cesse de veiller sur elle, elle lui avouera tout. Et que sait-on, peut-être, malgré l’héritage qu’elle doit lui apporter, il fera une esclandre. Elle peut tout dire, grand Dieu ! à ce c… d’abbé Maslon, qui prend prétexte de la maladie d’un enfant de six ans, pour ne plus bouger de cette maison, et non sans dessein. Dans sa douleur et sa crainte de Dieu, elle oublie tout ce qu’elle sait de l’homme ; elle ne voit que le prêtre.
— Va-t’en, lui dit tout à coup madame de Rênal en ouvrant les yeux.
— Je donnerais mille fois ma vie, pour savoir ce qui peut t’être le plus utile, répondit Julien : jamais je ne t’ai tant aimée, mon cher ange, ou plutôt, de cet instant seulement, je commence à t’adorer comme tu mérites de l’être. Que deviendrais-je loin de toi, et avec la conscience que tu es malheureuse par moi ! Mais qu’il ne soit pas question de mes souffrances. Je partirai, oui, mon amour. Mais, si je te quitte, si je cesse de veiller sur toi, de me trouver sans cesse entre toi et ton mari, tu lui dis tout, tu te perds. Songe que c’est avec ignominie qu’il te chassera de sa maison ; tout Verrières, tout Besançon, parleront de ce scandale. On te donnera tous les torts ; jamais tu ne te relèveras de cette honte…
— C’est ce que je demande, s’écria-t-elle, en se levant debout. Je souffrirai, tant mieux.
— Mais, par ce scandale abominable, tu feras aussi son malheur à lui !
— Mais je m’humilie moi-même, je me jette dans la fange ; et, par là peut-être, je sauve mon fils. Cette humiliation, aux yeux de tous, c’est peut-être une pénitence publique. Autant que ma faiblesse peut en juger, n’est-ce pas le plus grand sacrifice que je puisse faire à Dieu ?… Peut-être daignera-t-il prendre mon humiliation et me laisser mon fils ! Indique-moi un autre sacrifice plus pénible, et j’y cours.
— Laisse-moi me punir. Moi aussi, je suis coupable. Veux-tu que je me retire à la Trappe ? L’austérité de cette vie peut apaiser ton Dieu… Ah ! ciel ! que ne puis-je prendre pour moi la maladie de Stanislas…
— Ah ! tu l’aimes, toi, dit madame de Rênal, en se relevant et se jetant dans ses bras.
Au même instant, elle le repoussa avec horreur.
— Je te crois ! je te crois, continua-t-elle, après s’être remise à genoux ; ô mon unique ami ! ô pourquoi n’es-tu pas le père de Stanislas ! Alors ce ne serait pas un horrible péché de t’aimer mieux que ton fils.
— Veux-tu me permettre de rester, et que désormais je ne t’aime que comme un frère ? C’est la seule expiation raisonnable ; elle peut apaiser la colère du Très-Haut.
— Et, moi, s’écria-t-elle, en se levant et prenant la tête de Julien entre ses deux mains, et la tenant devant ses yeux à distance, et moi, t’aimerai-je comme un frère ? Est-il en mon pouvoir de t’aimer comme un frère ?
Julien fondait en larmes.
— Je t’obéirai, dit-il, en tombant à ses pieds, je t’obéirai quoi que tu m’ordonnes ; c’est tout ce qui me reste à faire. Mon esprit est frappé d’aveuglement ; je ne vois aucun parti à prendre. Si je te quitte, tu dis tout à ton mari, tu te perds et lui avec. Jamais, après ce ridicule, il ne sera nommé député. Si je reste, tu me crois la cause de la mort de ton fils, et tu meurs de douleur. Veux-tu essayer de l’effet de mon départ ? Si tu veux, je vais me punir de notre faute, en te quittant pour huit jours. J’irai les passer dans la retraite où tu voudras. À l’abbaye de Bray-le-Haut, par exemple : mais jure-moi pendant mon absence de ne rien avouer à ton mari. Songe que je ne pourrai plus revenir si tu parles.
Elle promit, il partit, mais fut rappelé au bout de deux jours.
— Il m’est impossible sans toi de tenir mon serment. Je parlerai à mon mari, si tu n’es pas là constamment pour m’ordonner par tes regards de me taire. Chaque heure de cette vie abominable me semble durer une journée.
Enfin le ciel eut pitié de cette mère malheureuse
– Le chapitre XX en intégralité.
Comme on
quittait le salon sur le minuit, Julien eut le temps de dire à son amie :
— Ne
nous voyons pas ce soir, votre mari a des soupçons ; je jurerais que cette
grande lettre qu’il lisait en soupirant est une lettre anonyme.
Par bonheur
Julien se fermait à clé dans sa chambre. Madame de Rênal eut la folle idée que
cet avertissement n’était qu’un prétexte pour ne pas la voir. Elle perdit la
tête absolument, et à l’heure ordinaire vint à sa porte. Julien qui entendit du
bruit dans le corridor souffla sa lampe à l’instant. On faisait des efforts
pour ouvrir sa porte ; était-ce madame de Rênal, était-ce un mari
jaloux ?
Le lendemain
de fort bonne heure, la cuisinière qui protégeait Julien, lui apporta un livre
sur la couverture duquel il lut ces mots écrits en italien : Guardate
alla pagina 130.
Julien
frémit de l’imprudence, chercha la page 130 et y trouva attachée avec une
épingle, la lettre suivante écrite à la hâte, baignée de larmes et sans la
moindre orthographe. Ordinairement madame de Rênal la mettait fort bien, il fut
touché de ce détail et oublia un peu l’imprudence effroyable.
« Tu
n’as pas voulu me recevoir cette nuit ? Il est des moments où je crois
n’avoir jamais lu jusqu’au fond de ton âme. Tes regards m’effrayent. J’ai peur
de toi. Grand Dieu ! ne m’aurais-tu jamais aimée ? En ce cas, que mon
mari découvre nos amours et qu’il m’enferme dans une éternelle prison, à la
campagne, loin de mes enfants. Peut-être Dieu le veut ainsi. Je mourrai
bientôt. Mais tu seras un monstre.
» Ne
m’aimes-tu pas, es-tu las de mes folies, de mes remords, impie ? Veux-tu
me perdre ? je t’en donne un moyen facile. Va, montre cette lettre dans
tout Verrières, ou plutôt montre là au seul M. Valenod. Dis-lui que je t’aime,
mais non ne prononce pas un tel blasphème ; dis-lui que je t’adore, que la
vie n’a commencé pour moi, que le jour où je t’ai vu ; que dans les
moments les plus fous de ma jeunesse, je n’avais jamais même rêvé le bonheur
que je te dois ; que je t’ai sacrifié ma vie, que je te sacrifie mon âme.
Tu sais que je te sacrifie bien plus.
» Mais se
connaît-il en sacrifices cet homme ? Dis-lui, dis-lui pour l’irriter, que
je brave tous les méchants, et qu’il n’est plus au monde qu’un malheur pour
moi, celui de voir changer le seul homme qui me retienne à la vie. Quel bonheur
pour moi de la perdre, de l’offrir en sacrifice, et de ne plus craindre pour
mes enfants !
» N’en doute
pas, cher ami, s’il y a une lettre anonyme, elle vient de cet être odieux qui
pendant six ans m’a poursuivie de sa grosse voix, du récit de ses sauts à
cheval, de sa fatuité, et de l’énumération éternelle de tous ses avantages.
» Y a-t-il
une lettre anonyme ? méchant, voilà ce que je voulais discuter avec
toi ; mais non, tu as bien fait. Te serrant dans mes bras, peut-être pour
la dernière fois, jamais je n’aurais pu discuter froidement, comme je fais
étant seule. De ce moment notre bonheur ne sera plus aussi facile. Sera-ce une
contrariété pour vous ? Oui, les jours où vous n’aurez pas reçu de M.
Fouqué quelque livre amusant. Le sacrifice est fait, demain qu’il y ait ou
qu’il n’y ait pas de lettre anonyme, moi aussi je dirai à mon mari que j’ai
reçu une lettre anonyme, et qu’il faut à l’instant te faire un pont d’or,
trouver quelque prétexte honnête, et sans délai te renvoyer à tes parents.
» Hélas,
cher ami, nous allons être séparés quinze jours, un mois peut-être ! Va,
je te rends justice, tu souffriras autant que moi. Mais enfin voilà le seul
moyen de parer l’effet de cette lettre anonyme ; ce n’est pas la première
que mon mari ait reçue, et sur mon compte encore. Hélas ! combien j’en
riais !
» Tout le
but de ma conduite, c’est de faire penser à mon mari que la lettre vient de M.
Valenod ; je ne doute pas qu’il n’en soit l’auteur. Si tu quittes la
maison, ne manque pas d’aller t’établir à Verrières. Je ferai en sorte que mon
mari ait l’idée d’y passer quinze jours, pour prouver aux sots qu’il n’y a pas
de froid entre lui et moi. Une fois à Verrières, lie-toi d’amitié avec tout le
monde, même avec les libéraux. Je sais que toutes ces dames te rechercheront.
» Ne va pas
te fâcher avec M. Valenod, ni lui couper les oreilles, comme tu disais un jour ;
fais-lui au contraire toutes tes bonnes grâces. L’essentiel est que l’on croie
à Verrières que tu vas entrer chez le Valenod, ou chez tout autre, pour
l’éducation des enfants.
» Voilà ce
que mon mari ne souffrira jamais. Dût-il s’y résoudre, eh bien ! au moins
tu habiteras Verrières, et je te verrai quelquefois. Mes enfants qui t’aiment
tant iront te voir. Grand Dieu ! je sens que j’aime mieux mes enfants,
parce qu’ils t’aiment. Quel remords ! comment tout ceci
finira-t-il ?… Je m’égare… Enfin tu comprends ta conduite ; sois
doux, poli, point méprisant avec ces grossiers personnages, je te le demande à
genoux : ils vont être les arbitres de notre sort. Ne doute pas un instant
que mon mari ne se conforme à ton égard à ce que lui prescrira l’opinion publique.
» C’est toi
qui vas me fournir la lettre anonyme ; arme-toi de patience et d’une paire
de ciseaux. Coupe dans un livre les mots que tu vas voir ; colle-les
ensuite, avec de la colle à bouche, sur la feuille de papier bleuâtre que je
t’envoie ; elle me vient de M. Valenod. Attends-toi à une perquisition
chez toi ; brûle les pages du livre que tu auras mutilé. Si tu ne trouves
pas les mots tout faits, aie la patience de les former lettre à lettre. Pour
épargner ta peine, j’ai fait la lettre anonyme trop courte. Hélas ! si tu
ne m’aimes plus, comme je le crains, que la mienne doit te sembler
longue !
LETTRE ANONYME
« Madame,
» Toutes vos
petites menées sont connues ; mais les personnes qui ont intérêt à les
réprimer sont averties. Par un reste d’amitié pour vous, je vous engage à vous
détacher totalement du petit paysan. Si vous êtes assez sage pour cela, votre
mari croira que l’avis qu’il a reçu le trompe, et on lui laissera son erreur.
Songez que j’ai votre secret ; tremblez, malheureuse ; il faut à cette
heure marcher droit devant moi.
» Dès que tu
auras fini de coller les mots qui composent cette lettre (y as-tu reconnu les
façons de parler du directeur ?), sors dans la maison, je te rencontrerai.
» J’irai
dans le village, et reviendrai avec un visage troublé ; je le serai en
effet beaucoup. Grand Dieu ! qu’est-ce que je hasarde, et tout cela parce
que tu as cru deviner une lettre anonyme. Enfin, avec un visage
renversé, je donnerai à mon mari cette lettre qu’un inconnu m’aura remise. Toi,
va te promener sur le chemin des grands bois avec les enfants, et ne reviens
qu’à l’heure du dîner.
» Du haut
des rochers, tu peux voir la tour du colombier. Si nos affaires vont bien, j’y
placerai un mouchoir blanc ; dans le cas contraire, il n’y aura rien.
» Ton cœur,
ingrat, ne te fera-t-il pas trouver le moyen de me dire que tu m’aimes, avant
de partir pour cette promenade ? Quoi qu’il puisse arriver, sois sûr d’une
chose : je ne survivrais pas d’un jour à notre séparation définitive. Ah,
mauvaise mère ! Ce sont deux mots vains que je viens d’écrire là, cher
Julien. Je ne les sens pas ; je ne puis songer qu’à toi en ce moment, je
ne les ai écrits que pour ne pas être blâmée de toi. Maintenant que je me vois
au moment de te perdre, à quoi bon dissimuler ? Oui ! que mon âme te
semble atroce, mais que je ne mente pas devant l’homme que j’adore ! Je
n’ai déjà que trop trompé en ma vie. Va, je te pardonne si tu ne m’aimes plus.
Je n’ai pas le temps de relire ma lettre. C’est peu de chose à mes yeux que de
payer de la vie les jours heureux que je viens de passer dans tes bras. Tu sais
qu’ils me coûteront davantage. »
Lire le chapitre XLIII de la deuxième partie, qui lie de
nouveau les deux protagonistes, au terme des aventures vécues par Julien, dans
une scène d’amour sincère (du début du chapitre à « avec l’ordre exprès de revenir sur-le-champ à
Verrières. »), ainsi que la toute fin de l’oeuvre :
« Mme de Rênal fut
fidèle à sa promesse. Elle ne chercha en
aucune manière à
attenter à sa vie ; mais trois jours après
Julien, elle mourut en embrassant ses enfants. » (II, XLV)
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