Fin du roman
Le mauvais air du cachot devenait
insupportable à Julien. Par bonheur, le jour où on lui annonça qu’il fallait
mourir, un beau soleil réjouissait la nature, et Julien était en veine de
courage. Marcher au grand air fut pour lui une sensation délicieuse, comme la
promenade à terre pour le navigateur qui longtemps a été à la mer. Allons, tout
va bien, se dit-il, je ne manque point de courage.
Jamais cette tête n’avait été aussi poétique
qu’au moment où elle allait tomber. Les plus doux moments qu’il avait trouvés
jadis dans les bois de Vergy revenaient en foule à sa pensée et avec une
extrême énergie.
Tout se passa simplement, convenablement, et
de sa part sans aucune affectation.
L’avant-veille, il avait dit à Fouqué :
Pour de l’émotion, je ne puis en répondre ; ce cachot si laid, si humide,
me donne des moments de fièvre où je ne me reconnais pas ; mais de la
peur, non on ne me verra point pâlir.
Il avait pris ses arrangements d’avance pour
que le matin du dernier jour, Fouqué enlevât Mathilde et Mme de Rênal.
Emmène-les dans la même voiture, lui avait-il dit. Arrange-toi pour que les
chevaux de poste ne quittent pas le galop. Elles tomberont dans les bras l’une
de l’autre, ou se témoigneront une haine mortelle. Dans les deux cas, les
pauvres femmes seront un peu distraites de leur affreuse douleur.
Julien avait exigé de Mme de Rênal le serment
qu’elle vivrait pour donner des soins au fils de Mathilde.
Qui sait ? peut-être avons-nous encore
des sensations après notre mort, disait-il un jour à Fouqué. J’aimerais assez à
reposer, puisque reposer est le mot, dans cette petite grotte de la grande
montagne qui domine Verrières. Plusieurs fois, je te l’ai conté, retiré la nuit
dans cette grotte, et ma vue plongeant au loin sur les plus riches provinces de
France, l’ambition a enflammé mon cœur : alors c’était ma passion… Enfin,
cette grotte m’est chère, et l’on ne peut disconvenir qu’elle ne soit située
d’une façon à faire envie à l’âme d’un philosophe… Eh bien ! ces bons congréganistes
de Besançon font argent de tout ; si tu sais t’y prendre, ils te vendront
ma dépouille mortelle…
Fouqué réussit dans cette triste négociation.
Il passait la nuit seul dans sa chambre, auprès du corps de son ami, lorsqu’à
sa grande surprise, il vit entrer Mathilde. Peu d’heures auparavant, il l’avait
laissée à dix lieues de Besançon. Elle avait le regard et les yeux égarés.
— Je veux le voir, lui dit-elle.
Fouqué n’eut pas le courage de parler ni de se
lever. Il lui montra du doigt un grand manteau bleu sur le plancher ; là
était enveloppé ce qui restait de Julien.
Elle se jeta à genoux. Le souvenir de Boniface
de La Mole et de Marguerite de Navarre lui donna sans doute un courage
surhumain. Ses mains tremblantes ouvrirent le manteau. Fouqué détourna les
yeux.
Il entendit Mathilde marcher avec
précipitation dans la chambre. Elle allumait plusieurs bougies. Lorsque Fouqué
eut la force de la regarder, elle avait placé sur une petite table de marbre,
devant elle, la tête de Julien, et la baisait au front…
Mathilde suivit son amant jusqu’au tombeau
qu’il s’était choisi. Un grand nombre de prêtres escortaient la bière et, à
l’insu de tous, seule dans sa voiture drapée, elle porta sur ses genoux la tête
de l’homme qu’elle avait tant aimé.
Arrivés ainsi vers le point le plus élevé
d’une des hautes montagnes du Jura, au milieu de la nuit, dans cette petite
grotte magnifiquement illuminée d’un nombre infini de cierges, vingt prêtres
célébrèrent le service des morts. Tous les habitants des petits villages de
montagne traversés par le convoi l’avaient suivi, attirés par la singularité de
cette étrange cérémonie.
Mathilde parut au milieu d’eux en longs
vêtements de deuil, et, à la fin du service, leur fit jeter plusieurs milliers
de pièces de cinq francs.
Restée seule avec Fouqué, elle voulut
ensevelir de ses propres mains la tête de son amant. Fouqué faillit en devenir
fou de douleur.
Par les soins de Mathilde, cette grotte
sauvage fut ornée de marbres sculptés à grands frais, en Italie.
Madame de Rênal fut fidèle à sa promesse. Elle
ne chercha en aucune manière à attenter à sa vie ; mais trois jours après
Julien, elle mourut en embrassant ses enfants.
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