Voilà le
dernier de mes jours qui commence, pensa Julien. Bientôt il se sentit enflammé
par l’idée du devoir. Il avait dominé jusque-là son attendrissement, et gardé
sa résolution de ne point parler ; mais quand le président des assises lui
demanda s’il avait quelque chose à ajouter, il se leva. Il voyait devant lui
les yeux de madame Derville qui, aux lumières, lui semblèrent bien brillants.
Pleurerait-elle, par hasard ? pensa-t-il.
« Messieurs
les jurés,
» L’horreur
du mépris, que je croyais pouvoir braver au moment de la mort, me fait prendre
la parole. Messieurs, je n’ai point l’honneur d’appartenir à votre classe, vous
voyez en moi un paysan qui s’est révolté contre la bassesse de sa fortune.
» Je ne vous
demande aucune grâce, continua Julien en affermissant sa voix. Je ne me fais
point illusion, la mort m’attend : elle sera juste. J’ai pu attenter aux
jours de la femme la plus digne de tous les respects, de tous les hommages.
Madame de Rênal avait été pour moi comme une mère. Mon crime est atroce, et il
fut prémédité. J’ai donc mérité la mort, messieurs les jurés. Quand je
serais moins coupable, je vois des hommes qui, sans s’arrêter à ce que ma
jeunesse peut mériter de pitié, voudront punir en moi et décourager à jamais
cette classe de jeunes gens qui, nés dans une classe inférieure, et en quelque
sorte opprimés par la pauvreté, ont le bonheur de se procurer une bonne
éducation, et l’audace de se mêler à ce que l’orgueil des gens riches appelle
la société.
» Voilà mon
crime, messieurs, et il sera puni avec d’autant plus de sévérité, que, dans le
fait, je ne suis point jugé par mes pairs. Je ne vois point sur les bancs des
jurés quelque paysan enrichi, mais uniquement des bourgeois indignés… »
Pendant
vingt minutes, Julien parla sur ce ton ; il dit tout ce qu’il avait sur le
cœur ; l’avocat général, qui aspirait aux faveurs de l’aristocratie,
bondissait sur son siège ; mais malgré le tour un peu abstrait que Julien
avait donné à la discussion, toutes les femmes fondaient en larmes. Madame Derville
elle-même avait son mouchoir sur ses yeux. Avant de finir, Julien revint à la
préméditation, à son repentir, au respect, à l’adoration filiale et sans bornes
que, dans les temps plus heureux, il avait pour madame de Rênal… Madame
Derville jeta un cri et s’évanouit.
Chapitre XLIV
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