Beaumarchais,
Le Mariage de Figaro, 1784
Texte 7
Acte I,
scène 1
Le théâtre
représente une chambre à demi démeublée ; un grand fauteuil de malade est au
milieu. Figaro, avec une toise, mesure le plancher. Suzanne attache à sa tête,
devant une glace, le petit bouquet de fleurs d'orange, appelé chapeau de la
mariée. FIGARO, SUZANNE
FIGARO.
Dix-neuf pieds sur vingt-six.
SUZANNE.
Tiens, Figaro, voilà mon petit chapeau ; le trouves-tu mieux ainsi ?
FIGARO lui
prend les mains. Sans comparaison, ma charmante. Oh ? que ce joli bouquet
virginal, élevé sur la tête d'une belle fille, est doux, le matin des noces, à l'œil
amoureux d'un époux !...
SUZANNE se
retire. Que mesures-tu donc là, mon fils ?
FIGARO. Je
regarde, ma petite Suzanne, si ce beau lit que Monseigneur nous donne aura
bonne grâce ici.
SUZANNE.
Dans cette chambre ?
FIGARO. Il
nous la cède.
SUZANNE. Et
moi, je n'en veux point.
FIGARO.
Pourquoi ?
SUZANNE. Je
n'en veux point.
FIGARO. Mais
encore ?
SUZANNE.
Elle me déplaît.
FIGARO. On
dit une raison.
SUZANNE. Si
je n'en veux pas dire ?
FIGARO. Oh !
quand elles sont sûres de nous !
SUZANNE.
Prouver que j'ai raison serait accorder
que je puis avoir tort. Es-tu mon serviteur, ou non ?
FIGARO. Tu
prends de l'humeur contre la chambre du château la plus commode, et qui tient
le milieu des deux appartements. La nuit, si Madame est incommodée, elle
sonnera de son côté ; zeste, en deux pas tu es chez elle. Monseigneur veut-il quelque
chose ? il n'a qu'à tinter du sien ; crac, en trois sauts me voilà rendu.
SUZANNE.
Fort bien ! Mais quand il aura tinté le matin, pour te donner quelque bonne et
longue commission, zeste, en deux pas, il est à ma porte, et crac, en trois
sauts...
FIGARO.
Qu'entendez-vous par ces paroles ?
SUZANNE. Il
faudrait m'écouter tranquillement.
FIGARO. Eh,
qu'est-ce qu'il y a ? Bon Dieu !
SUZANNE. Il
y a, mon ami, que, las de courtiser les beautés des environs, monsieur le comte
Almaviva veut rentrer au château, mais non pas chez sa femme ; c'est sur la
tienne, entends-tu, qu'il a jeté ses vues, auxquelles il espère que ce logement
ne nuira pas. Et c'est ce que le loyal Bazile, honnête agent de ses plaisirs,
et mon noble maître à chanter, me répète chaque jour, en me donnant leçon.
FIGARO. Bazile ! ô mon mignon ! si jamais volée de
bois vert appliquée sur une échine, a dûment redressé la moelle épinière à
quelqu'un...
SUZANNE. Tu
croyais, bon garçon, que cette dot qu'on me donne était pour les beaux yeux de
ton mérite ?
FIGARO. J'avais assez fait pour l'espérer.
SUZANNE. Que les gens d'esprit sont bêtes !
FIGARO. On le dit.
SUZANNE. Mais c'est qu'on ne veut pas le croire.
FIGARO. On a tort.
SUZANNE. Apprends qu'il la destine à obtenir de moi secrètement certain
quart d'heure, seul à seule, qu'un ancien droit du seigneur... Tu sais s'il
était triste ?
FIGARO. Je le sais tellement, que si monsieur le Comte, en se mariant,
n'eût pas aboli ce droit honteux, jamais je ne t'eusse épousée dans ses
domaines.
SUZANNE. Eh bien, s'il l'a détruit, il s'en repent ; et c'est de ta fiancée
qu'il veut le racheter en secret aujourd'hui.
FIGARO, se frottant la tête. Ma tête s'amollit de surprise, et mon front
fertilisé...
SUZANNE. Ne le frotte donc pas !
FIGARO. Quel danger ?
SUZANNE, riant. S'il y venait un petit bouton, des gens superstitieux...
FIGARO. Tu ris, friponne ! Ah ! s'il y avait moyen d'attraper ce grand
trompeur, dele faire donner dans un bon piège, et d'empocher son or !
SUZANNE. De l'intrigue et de l'argent, te voilà dans ta sphère.
Texte 8
Acte II
scène 2
FIGARO, SUZANNE, LA COMTESSE, assise.SUZANNE.
Mon cher ami, viens donc ! Madame est dans une impatience !…
FIGARO.
Et toi, ma petite Suzanne ? — Madame n’en doit prendre aucune. Au fait, de quoi s’agit-il ? d’une misère. Monsieur le comte trouve notre jeune femme aimable, il voudrait en faire sa maîtresse ; et c’est bien naturel.
SUZANNE.
Naturel ?
FIGARO.
Puis il m’a nommé courrier de dépêches, et Suzon conseiller d’ambassade. Il n’y a pas là d’étourderie.
SUZANNE.
Tu finiras ?
FIGARO.
Et parce que ma Suzanne, ma fiancée, n’accepte pas le diplôme, il va favoriser les vues de Marceline : quoi de plus simple encore ? Se venger de ceux qui nuisent à nos projets en renversant les leurs, c’est ce que chacun fait, c’est ce que nous allons faire nous-mêmes. Eh bien, voilà tout, pourtant.
LA COMTESSE.
Pouvez-vous, Figaro, traiter si légèrement un dessein qui nous coûte à tous le bonheur ?
FIGARO.
Qui dit cela, madame ?
SUZANNE.
Au lieu de t’affliger de nos chagrins…
FIGARO.
N’est-ce pas assez que je m’en occupe ? Or, pour agir aussi méthodiquement que lui, tempérons d’abord son ardeur de nos possessions, en l’inquiétant sur les siennes.
LA COMTESSE.
C’est bien dit ; mais comment ?
FIGARO.
C’est déjà fait, madame ; un faux avis donné sur vous…
LA COMTESSE.
Sur moi ? la tête vous tourne !
FIGARO.
Oh ! c’est à lui qu’elle doit tourner.
LA COMTESSE.
Un homme aussi jaloux !…
FIGARO.
Tant mieux ! pour tirer parti des gens de ce caractère, il ne faut qu’un peu leur fouetter le sang : c’est ce que les femmes entendent si bien ! Puis, les tient-on fâchés tout rouge, avec un brin d’intrigue on les mène où l’on veut, par le nez, dans le Guadalquivir. Je vous ai fait rendre à Basile un billet inconnu, lequel avertit monseigneur qu’un galant doit chercher à vous voir aujourd’hui pendant le bal.
LA COMTESSE.
Et vous vous jouez ainsi de la vérité sur le compte d’une femme d’honneur !…
FIGARO.
Il y en a peu, madame, avec qui je l’eusse osé, crainte de rencontrer juste.
LA COMTESSE.
Il faudra que je l’en remercie !
FIGARO.
Mais dites-moi s’il n’est pas charmant de lui avoir taillé ses morceaux de la journée, de façon qu’il passe à rôder, à jurer après sa dame, le temps qu’il destinait à se complaire avec la nôtre ! Il est déjà tout dérouté : galopera-t-il celle-ci ? surveillera-t-il celle-là ? Dans son trouble d’esprit, tenez, tenez, le voilà qui court la plaine, et force un lièvre qui n’en peut mais. L’heure du mariage arrive en poste ; il n’aura pas pris de parti contre, et jamais il n’osera s’y opposer devant madame.
SUZANNE.
Non ; mais Marceline, le bel esprit, osera le faire, elle.
FIGARO.
Brrrr. Cela m’inquiète bien, ma foi ! Tu feras dire à monseigneur que tu te rendras sur la brune au jardin.
SUZANNE.
Tu comptes sur celui-là ?
FIGARO.
Oh ! dame, écoutez donc ; les gens qui ne veulent rien faire de rien n’avancent rien, et ne sont bons à rien. Voilà mon mot.
SUZANNE.
Il est joli !
LA COMTESSE.
Comme son idée : vous consentiriez qu’elle s’y rendît ?
FIGARO.
Point du tout. Je fais endosser un habit de Suzanne à quelqu’un : surpris par nous au rendez-vous, le comte pourra-t-il s’en dédire ?
SUZANNE.
À qui mes habits ?
FIGARO.
Chérubin.
LA COMTESSE.
Il est parti.
FIGARO.
Non pas pour moi ; veut-on me laisser faire ?
SUZANNE.
On peut s’en fier à lui pour mener une intrigue.
FIGARO.
Deux, trois, quatre à la fois ; bien embrouillées, qui se croisent. J’étais né pour être courtisan.
SUZANNE.
On dit que c’est un métier si difficile !
FIGARO.
Recevoir, prendre, et demander : voilà le secret en trois mots.
LA COMTESSE.
Il a tant d’assurance qu’il finit par m’en inspirer.
FIGARO.
C’est mon dessein.
SUZANNE.
Tu disais donc…
FIGARO.
Que, pendant l’absence de monseigneur, je vais vous envoyer le Chérubin : coiffez-le, habillez-le ; je le renferme et l’endoctrine ; et puis dansez, monseigneur.
Texte 10
Extrait du monologue de Figaro :
Beaumarchais,Le
Mariage de Figaro, Le monologue
de Figaro, V, (Suzanne, d'accord avec la Comtesse, a fait
parvenir au Comte un billet, destiné à l'attirer dans un piège, "sous les marronniers".
Figaro a vu le Comte lire la lettre, et, grâce à une épingle, a su que c'est Suzanne qui l'a rédigée. Il se croit
trahi, et laisse éclater ses ressentiments.)
...Figaro, seul, se promenant dans l'obscurité, dit
du ton le plus sombre:
Ô femme ! femme ! femme ! créature faible et décevante !... nul animal créé ne peut manquer à son instinct : le tien est-il
donc de tromper ?... Après m'avoir obstinément refusé quand je l'en pressais devant sa maîtresse ; à
l'instant qu'elle me donne sa parole, au milieu même de la cérémonie ... Il riait en lisant, le
perfide ! et moi comme un benêt ... Non, monsieur le Comte, vous ne l'aurez pas... vous ne l'aurez pas.
Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie !...
Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu'avez-vous
fait pour tant de biens ? Vous
vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. Du reste, homme assez ordinaire ; tandis que moi, morbleu! perdu
dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement,
qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes : et vous voulez jouter ... On
vient... c'est elle... ce n'est personne. - La nuit est noire
en
diable, et me voilà faisant le sot métier de mari quoique je ne le sois qu'à moitié !
(Il
s'assied sur un banc.)
Est-il rien de plus bizarre que ma destinée ? Fils de je
ne sais pas qui, volé par des bandits,
élevé dans leurs mœurs, je
m'en dégoûte et veux courir une carrière honnête ; et partout je suis repoussé ! J'apprends la chimie, la
pharmacie, la chirurgie, et tout le crédit d'un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire
! - Las d'attrister des bêtes malades, et pour
faire
un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre : me fussé-je
mis une pierre au cou ! Je
broche une comédie dans les mœurs
du sérail ; auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule : à l'instant un
envoyé... de je ne sais où se plaint que j'offense dans mes vers la Sublime Porte, la Perse, une partie
de la presqu'île de l'Inde, toute l'Égypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d'Alger et de
Maroc : et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes
mahométans,
dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l'omoplate en
nous disant :chiens de
chrétiens ! - Ne pouvant avilir l'esprit, on se venge en le maltraitant. - Mes
joues creusaient ; mon terme
était échu ; je voyais de loin arriver l'affreux recors, la plume fichée dans
sa perruque ; en frémissant je
m'évertue. [...] Il s'élève une question sur la nature des richesses ; et,
comme il n'est pas nécessaire
de tenir les choses pour en raisonner, n'ayant pas un sol, j'écris sur la
valeur de l'argent et sur son produit net :
sitôt je vois du fond d'un fiacre baisser pour moi le pont d'un château fort , à l'entrée duquel je laissai l'espérance et
la liberté. (Il se lève.) Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le
mal qu'ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil ! Je lui dirais... que les sottises
imprimées n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le cours ; que sans la liberté de blâmer, il
n'est point d'éloge flatteur ; et qu'il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. (Il se rassied.)
Las de nourrir un obscur pensionnaire,
on me met un jour dans la rue ;
et comme il faut dîner, quoiqu'on ne soit plus en prison, je taille encore ma
plume et demande à chacun de
quoi il est question : on me dit que, pendant ma retraite économique, il s'est établi dans Madrid un système de liberté
sur la vente des productions, qui s'étend même à celles de la presse ; et que, pourvu que je ne parle en
mes écrits ni de l'autorité, ni du culte, ni de la politique, ni
de
la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l'Opéra, ni des autres
spectacles, ni de personne qui
tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l'inspection de
deux ou trois censeurs. Pour
profiter de cette douce liberté, j'annonce un écrit périodique, et, croyant
n'aller sur les brisées d'aucun
autre, je le nomme Journal
inutile. Pou-ou ! je vois
s'élever contre moi mille pauvres
diables à la feuille , on me supprime , et me voilà derechef sans emploi !
Notes sur l'extrait du monologue
Notes sur l'extrait du monologue
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