Texte 1 Première apparition de Julien dans le
roman, extrait du chapitre IV, livre 1
Ce fut en vain qu’il appela Julien deux ou trois fois. L’attention que le jeune homme donnait à son livre, bien plus que le bruit de la scie, l’empêcha d’entendre la terrible voix de son père. Enfin, malgré son âge, celui-ci sauta lestement sur l’arbre soumis à l’action de la scie, et de là sur la poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien ; un second coup aussi violent, donné sur la tête, en forme de calotte, lui fit perdre l’équilibre. Il allait tomber à douze ou quinze pieds plus bas, au milieu des leviers de la machine en action, qui l’eussent brisé, mais son père le retint de la main gauche comme il tombait.
« Eh bien, paresseux ! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde à la scie ? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curé, à la bonne heure. »
Julien, quoique étourdi par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de son poste officiel, à côté de la scie. Il avait les larmes aux yeux, moins à cause de la douleur physique, que pour la perte de son livre qu’il adorait.
Texte 2: Extrait du chapitre VI,
livre I: L'arrivée de Julien chez Mme de Rênal, le coup de foudre, rencontre
amoureuse, scène de première vue.
Avec la
vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était loin des
regards des hommes, Mme de Rênal sortait par la porte-fenêtre du
salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte d'entrée
la figure d'un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement pâle et qui
venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et avait sous le bras une
veste fort propre de ratine violette.
Le teint de
ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que l'esprit un peu
romanesque de Mme de Rênal eut d'abord l'idée que ce pouvait être
une jeune fille déguisée, qui venait demander quelque grâce à M. le maire. Elle
eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d'entrée, et qui
évidemment n'osait pas lever la main jusqu'à la sonnette. Mme de
Rênal s'approcha, distraite un instant de l'amer chagrin que lui donnait
l'arrivée du précepteur. Julien, tourné vers la porte, ne la voyait pas
s'avancer. Il tressaillit quand une voix douce dit tout près de son
oreille :
— Que voulez-vous ici, mon enfant ?
— Que voulez-vous ici, mon enfant ?
Julien se
tourna vivement, et, frappé du regard si rempli de grâce de Mme de
Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa beauté, il
oublia tout, même ce qu'il venait faire. Mme de Rênal avait répété
sa question.
— Je viens
pour être précepteur, madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes
qu'il essuyait de son mieux.
Mme
de Rênal resta interdite ; ils étaient fort près l'un de l'autre à se
regarder. Julien n'avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme
avec un teint si éblouissant, lui parler d'un air doux. Mme Rênal
regardait les grosses larmes qui s'étaient arrêtées sur les joues si pâles
d'abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire,
avec toute la gaieté folle d'une jeune fille ; elle se moquait d'elle-même
et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c'était là ce précepteur
qu'elle s'était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder
et fouetter ses enfants !
Extrait du Chapitre IX, Livre I – Une soirée à la campagne
On s’assit enfin,
madame de Rênal à côté de Julien, et madame Derville près de son amie.
Préoccupé de ce qu’il allait tenter, Julien ne trouvait rien à dire. La
conversation languissait.
Serai-je aussi
tremblant et malheureux au premier duel qui me viendra ? se dit Julien,
car il avait trop de méfiance et de lui et des autres, pour ne pas voir l’état
de son âme.
Dans sa mortelle
angoisse, tous les dangers lui eussent semblé préférables. Que de fois ne
désira-t-il pas voir survenir à madame de Rênal quelque affait qui l’obligeât
de rentrer à la maison et de quitter le jardin ! La violence que Julien
était obligé de se faire, était trop forte pour que sa voix ne fût pas profondément
altérée ; bientôt la voix de madame de Rênal devint tremblante aussi, mais
Julien ne s’en aperçut point. L’affreux combat que le devoir livrait à la
timidité était trop pénible, pour qu’il fût en état de rien observer hors
lui-même. Neuf heures trois quarts venaient de sonner à l’horloge du château,
sans qu’il eût encore rien osé. Julien, indigné de sa lâcheté, se dit : Au
moment précis où dix heures sonneront, j’exécuterai ce que, pendant toute la
journée, je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brûler
la cervelle.
Après un dernier
moment d’attente et d’anxiété, pendant lequel l’excès de l’émotion mettait
Julien comme hors de lui, dix heures sonnèrent à l’horloge qui était au-dessus
de sa tête. Chaque coup de cette cloche fatale retentissait dans sa poitrine,
et y causait comme un mouvement physique.
Enfin, comme le
dernier coup de dix heures retentissait encore, il étendit la main, et prit
celle de madame de Rênal, qui la retira aussitôt. Julien, sans trop savoir ce
qu’il faisait, la saisit de nouveau. Quoique bien ému lui-même, il fut frappé
de la froideur glaciale de la main qu’il prenait ; il la serrait avec une
force convulsive ; on fit un dernier effort pour la lui ôter, mais enfin
cette main lui resta.
Son âme fut
inondée de bonheur, non qu’il aimât madame de Rênal, mais un affreux supplice
venait de cesser. Pour que madame Derville ne s’aperçût de rien, il se crut
obligé de parler ; sa voix alors était éclatante et forte.
Texte 4 : le Procès de
Julien: plaidoyer contre l'injustice de classe. Extrait du Chapitre XLIV, livre II
Voilà le dernier de mes jours qui
commence, pensa Julien. Bientôt il se sentit enflammé par l’idée du devoir. Il
avait dominé jusque-là son attendrissement, et gardé sa résolution de ne point
parler ; mais quand le président des assises lui demanda s’il avait
quelque chose à ajouter, il se leva. Il voyait devant lui les yeux de madame
Derville qui, aux lumières, lui semblèrent bien brillants. Pleurerait-elle, par
hasard ? pensa-t-il.
« Messieurs
les jurés,
» L’horreur du mépris, que je
croyais pouvoir braver au moment de la mort, me fait prendre la parole.
Messieurs, je n’ai point l’honneur d’appartenir à votre classe, vous voyez en
moi un paysan qui s’est révolté contre la bassesse de sa fortune.
» Je ne vous demande aucune grâce,
continua Julien en affermissant sa voix. Je ne me fais point illusion, la mort
m’attend : elle sera juste. J’ai pu attenter aux jours de la femme la plus
digne de tous les respects, de tous les hommages. Madame de Rênal avait été
pour moi comme une mère. Mon crime est atroce, et il fut prémédité. J’ai
donc mérité la mort, messieurs les jurés. Quand je serais moins coupable, je
vois des hommes qui, sans s’arrêter à ce que ma jeunesse peut mériter de pitié,
voudront punir en moi et décourager à jamais cette classe de jeunes gens qui,
nés dans une classe inférieure, et en quelque sorte opprimés par la pauvreté,
ont le bonheur de se procurer une bonne éducation, et l’audace de se mêler à ce
que l’orgueil des gens riches appelle la société.
» Voilà mon crime, messieurs, et il
sera puni avec d’autant plus de sévérité, que, dans le fait, je ne suis point
jugé par mes pairs. Je ne vois point sur les bancs des jurés quelque paysan
enrichi, mais uniquement des bourgeois indignés… »
Pendant vingt minutes, Julien parla
sur ce ton ; il dit tout ce qu’il avait sur le cœur ; l’avocat
général, qui aspirait aux faveurs de l’aristocratie, bondissait sur son
siège ; mais malgré le tour un peu abstrait que Julien avait donné à la
discussion, toutes les femmes fondaient en larmes. Madame Derville elle-même
avait son mouchoir sur ses yeux. Avant de finir, Julien revint à la
préméditation, à son repentir, au respect, à l’adoration filiale et sans bornes
que, dans les temps plus heureux, il avait pour madame de Rênal… Madame
Derville jeta un cri et s’évanouit.
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